Rencontre avec Frédéric Saenen, auteur et philologue de l’ULiège

Publié le 11 avril, par Chloé Geron, Françoise Vanesse


Patrimoine littéraire et oralité

C’est au cœur du décor néo-gothique exceptionnel de l’Institut Supérieur des Langues Vivantes de l’Université de Liège, où il enseigne le français à des étudiants de nationalité étrangère, que Frédéric Saenen nous accueille. Notre conversation débute au départ de son sensible et très attachant roman L’Enfance unique, intégré dernièrement à la collection « Espace Nord ». Nous nous dirigeons, ensuite, en sa généreuse et diserte compagnie, vers les multiples pôles du domaine des langues qu’investit cet auteur engagé : entre philologie, critique littéraire, enseignement, oralité et lecture à voix haute…

F.V. Dernièrement, votre troisième roman L’Enfance unique, paru initialement chez Weyrich, a intégré la collection patrimoniale « Espace Nord ». En quoi cette parution a-t-elle constitué un tournant dans le parcours de ce livre ?

F.S. La publication chez Weyrich en 2017 avait déjà constitué une avancée très positive pour ce roman qui rejoignait mes deux précédents récits publiés, eux aussi, chez l’éditeur luxembourgeois. Cependant L’Enfance unique ne se situait pas du tout dans le sillage des précédents. Symboliquement, voir ce roman, qui évoque en grande partie mon enfance, bénéficier de davantage de visibilité en intégrant la collection « Espace Nord » constituait un formidable cadeau. D’autant que cette réédition coïncidait précisément avec les quarante ans de la collection mais également avec mon cinquantième anniversaire ! Désormais, ce livre a une place au cœur du patrimoine littéraire francophone belge.

C.G. Comment l’envisagez-vous ?

F.S. Rejoindre une collection patrimoniale avec des noms d’auteurs qui m’accompagnent depuis plusieurs années, représente un grand honneur ! Me voici donc en compagnie de Camille Lemonnier, dont j’ai étudié l’œuvre, mais aussi Rodenbach, Georges Eekhoud, Conrad Detrez, sans oublier le formidable André Baillon : des auteurs renommés qui m’ont parfois influencé, voire intrigué, mais dont je me sens finalement très proche en termes d’identité…

F.V. Qu’entendez-vous par là ?

F.S. Chez les écrivains belges, bien plus qu’en littérature française, il y a cette primauté accordée aux forces qui relèvent davantage de l’instinct que de la raison. Nous, les belges, francophones comme flamands, nous accordons, dans nos écrits, une prééminence au charnel et passionnel qui s’avèrent parfois bien plus puissants que l’esprit et l’intellect.

F.V. De même, cette attention particulière accordée à l’affectif ?

F.S. Oui, tout à fait et c’est d’ailleurs cette dimension que je développe prioritairement dans L’Enfance unique, par le biais de personnages qui furent déterminants dans mon parcours. Premièrement, mes grands-parents et ma maman, ces figures essentielles qui m’ont ouvert au monde. Mais également un autre acteur primordial de mon récit, le wallon, que j’aime qualifier pour moi de « Langue première » (avec un L majuscule !) et qui véhicule si bien toute cette dimension affective. Ce parler incarne, avec une panoplie de nuances, de sonorités et, parfois, d’impertinence truculente, toutes les émotions et le vécu de mon entourage sur lesquels je porte aujourd’hui un regard nostalgique et prégnant.

C.G. Un parler wallon qui fut, semble-t-il, déterminant dans le rapport que vous entretenez avec les langues ?

F.S. Sans aucun doute ! J’ai connu un wallon sans filtre et sans concession avec son lot si diversifié de sonorités et, surtout, éloigné de tout purisme. Sans oublier que mon grand-père avait des origines flamandes, ce qui a ajouté, sans conteste, une dimension supplémentaire à ce bain de langage. Non seulement celui-ci a constitué mon épine dorsale intérieure mais, de plus, il a joué un rôle déterminant, il est vrai, dans le rapport très sonore que j’entretiens aujourd’hui avec les langues.

F.V. C’est-à-dire…

F.S. Je suis en effet extrêmement sensible aux rythmes, à la prosodie. Aussi, quand je lis un auteur, ce qu’il faut que j’entende, c’est une voix qui me parle ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à une certaine période de mon parcours et en tant qu’auteur de poésies, j’ai participé, notamment grâce à l’impulsion du poète liégeois Jacques Izoard, à de nombreuses lectures à voix haute en public et ce, dans différents lieux culturels liégeois, foisonnants à l’époque… J’ai toujours été très motivé par ce rôle de passeur.

C.G. Que pensez-vous des tentatives de réhabilitation du wallon qui passent par des cours théoriques ou des tables de conversation ?

F.S. Bien entendu, je ne peux pas, en tant que philologue, condamner ces initiatives ! Mais il est clair que le wallon constitue davantage aujourd’hui un domaine de recherche, un témoignage documentaire, un témoin du passé plutôt qu’un réel enjeu de communication contemporain. Ces cours sont artificiels tout en restant sympathiques, mais cela n’a aucun rapport avec cette identité charnelle du wallon que je souhaite faire vivre dans mon récit.

F.V. C’est d’ailleurs au moyen d’un processus original que vous souhaitez faire rayonner ce wallon au sein de votre roman…

F.S. En effet, lorsque le lecteur découvre un mot ou une expression en wallon au sein du récit, il est invité, à la fin de chaque chapitre, à découvrir sa définition contextualisée. Bien loin du commentaire linguistique uniquement intellectuel de style dictionnairique, il s’agit de donner corps à cette identité charnelle que constitue pour moi le wallon. Dans cette optique, L’Enfance unique est donc avant tout une chambre d’écho plutôt qu’un outil de recensement.

C.G. Précisément, quelles seraient vos pistes pour réhabiliter le wallon dans le champ culturel ?

F.S. Le wallon actuellement ne survit que via le théâtre ou le strict champ littéraire. Je suis convaincu qu’il faut pouvoir faire preuve de créativité et d’audace… J’imagine bien un groupe de hard rock, avec des musiciens complètement déjantés, qui chanteraient en wallon ou, pourquoi pas, du slam qui déclinerait cette langue si sonore et vibrante. J’ai déjà entendu des chanteurs d’autres pays utiliser leurs langues régionales : cela permettrait au wallon de ne pas devenir quelque chose de nécrosé, uniquement attaché à un folklore mais qui n’a plus de message à délivrer…

F.V. Avez-vous toujours été attiré par l’écriture ?

F.S. Mon goût pour l’écriture est venu relativement jeune, mais davantage comme une pulsion, l’envie de me concentrer sur une activité secrète. Lorsque j’écris, j’ai la sensation de sortir de cette nature purement orale, acoustique de la langue en tant que bain sonore. L’écriture me permet de découvrir et d’expérimenter un tout autre rapport à la langue : c’est figé, ce sont des règles, c’est jouer avec le sens des mots : c’est très intellectuel en fait !

C.G. Par ailleurs, quelles sont vos priorités en tant qu’enseignant ?

F.S. Je donne cours à des étudiants réfugiés et adultes dans le cadre de l’Institut Supérieur des Langues Vivantes de l’Université de Liège. L’apprentissage du français équivaut bien souvent pour eux au début d’une nouvelle vie. En fonction de leurs besoins, je tente de les inviter à jouer avec toute cette matière riche de sonorités présentes dans notre langue et à leur fournir une approche qui soit la plus fonctionnelle. Mais, à d’autres moments, c’est de l’apprentissage grammatical, lexical, des règles par rapport à l’écrit. C’est une énorme matière, souvent difficile pour ce public car le français est une langue pleine de règles et, surtout, pleine d’exceptions !

F.V. Le français et son orthographe doivent-ils se remettre en question s’ils veulent continuer à vivre ?

F.S. Sans aucun doute mais à condition de ne pas se centrer sur des réformes velléitaires, des propositions de modifications très anecdotiques : comme ce projet absurde de modifier l’orthographe des chiffres et des nombres ou des adjectifs de couleur… Par contre, il me semble nécessaire de s’attaquer à des éléments bien plus névralgiques et beaucoup plus usités comme ce fameux accord du participe passé qui constitue, à mes yeux, un bel exemple de règles invalidantes et arbitraires. Celles-ci constituent, pour des primo-arrivants, un obstacle rédhibitoire à l’apprentissage du français.

C.G. Parallèlement à votre profession d’enseignant, vous assumez la fonction de rédacteur en chef de la Revue Générale, peu diffusée dans les bibliothèques publiques…

F.S. En effet, la diffusion de la Revue générale, éditée par les Presses universitaires de Louvain, fonctionne uniquement par abonnement. Il s’agit d’une publication qui propose une série d’articles généraux, en lien avec les sciences humaines, traités dans une philosophie humaniste et rédigés par des personnalités issues du monde académique, des intellectuels reconnus, des auteurs ou des acteurs de la vie politique. Chaque numéro se compose d’entretiens, d’études, d’un dossier et se décline toujours au départ d’un thème particulier. Ainsi, celui de mars traitera de la civilisation française et la revue de juin sera consacrée aux jardins.

F.V. Ce rôle de rédacteur en chef vous permet-il de donner à votre mission de passeur, primordiale à vos yeux, une dimension supplémentaire ?

F.S. Il est vrai que j’ai toujours été passionné par la dimension essentielle que peuvent jouer les revues dans notre champ culturel. Très jeune, j’ai lancé à Liège, grâce au soutien d’un ami, la revue Jibrile, une publication de critique littéraire et politique. Les revues papier sont primordiales à mes yeux. Non seulement, elles induisent une façon de travailler avec l’écrit totalement différente du numérique. Mais, de plus, elles cristallisent des notions essentielles et parfois en voie de disparition dans notre manière de fonctionner comme, par exemple, la permanence, l’attente, l’irréversible. Enfin, ce sont des témoins très dynamiques et extrêmement précieux de la vie de l’esprit et des idées.

C.G. Quels sont vos souvenirs en lien avec votre entrée en littérature ?

F.S. Le livre a d’abord été pour moi un objet de savoir et, tout jeune, j’avais une importante curiosité pour tous les bouquins de type documentaire. Je me suis ensuite tourné vers les BD de style humoristique comme Bob et Bobette dont j’étais un fan absolu avec cette galerie de personnages un peu ringards et improbables… Mais mon contact avec la littérature a également été encouragé par mon grand-père que je savais un grand amateur d’Alexandre Dumas qu’il lisait dans les collections « Nelson ». De manière générale, j’ai toujours été fasciné par l’accumulation de livres et les bibliothèques.

F.V. Et les bibliothèques publiques ?

F.S. Adolescent, j’ai été invité par mon professeur de latin de l’Institut Saint-Martin de Seraing, Monsieur Massillon, à venir l’aider à la petite bibliothèque paroissiale de Grâce-Hollogne, chaque dimanche matin. Dans un tout petit local, je rangeais les livres, je faisais le prêt en compagnie des autres bénévoles. C’est là que j’ai pu, en catimini parfois…, emprunter puis découvrir Le Mur ou La Nausée de Sartre. Mais également, Céline, élément fondateur auquel j’ai d’ailleurs consacré mon mémoire de fin d’études. Celui-ci m’a ouvert, non seulement à la littérature mais, surtout, à la primauté accordée à l’oralité intérieure qui fait partie intégrante de mon moteur en tant qu’écrivain, philologue, critique et enseignant…

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Les coups de cœur artistiques de Frédéric Saenen