Avec Michel Francard Auteur et linguiste de l’UCLouvain

Publié le 22 décembre 2021, par Françoise Vanesse


Langues et évolution

C’est à Louvain-la-Neuve, à quelques pas des auditoires où il enseigna la linguistique pendant près de quarante ans que nous rencontrons Michel Francard, dans le cadre de la parution de la troisième édition augmentée du Dictionnaire des belgicismes, un ouvrage à la fois scientifique, accessible et très savoureux dont il est co-auteur. Et, alors que notre conversation débute autour de la riche identité de notre langue régionale et de son indispensable appropriation par les usagers, ce chercheur passionné et toujours en lien avec le terrain, nous livre également son regard sur le rapport que nous entretenons aujourd’hui avec l’écrit ainsi que sur la nécessaire évolution des langues, dont le français, vers davantage d’ouvertures et de convivialité.

F.V. Il y a quelques jours, le Dictionnaire des belgicismes, édition revue et augmentée dont vous êtes co-auteur, vient de paraître. Un livre belge qui donne la priorité à la langue belge ?

M.F. Un livre qui évoque la Belgique certainement. Réalisé dans un centre de recherche belge, assurément. Par contre, je n’emploierais pas la locution « langue belge », car elle occulte le lien fondamental que notre langue entretient avec d’autres variétés de français. En effet, nous ne parlons pas « le belge », mais « le français de Belgique » et il me paraît primordial d’être précis sur ce point. C’est précisément cette facette de la riche variété linguistique de la francophonie, chez nous appelée « belgicisme », qui est décrite et commentée dans cet ouvrage, alors qu’elle ne se retrouve pas dans les dictionnaires dits « de référence ».

F.V. Les publications consacrées aux belgicismes ne sont pas neuves. En quoi vos productions se différencient-elles des travaux antérieurs ?

M.F. Il est vrai que de nombreuses initiatives ont vu le jour dans ce domaine, mais la plupart s’apparentaient davantage à des inventaires, à des recueils de mots, souvent très intéressants par ailleurs. Notre publication est un véritable dictionnaire, rédigé selon les conventions en vigueur dans les dictionnaires du français général (Robert, Larousse).

F.V. Vous avez donc professionnalisé la démarche ?

M.F. En effet et ce, grâce à l’investissement de l’équipe des linguistes du Centre de recherche VALIBEL (VAriétés LInguistiques du français de BELgique) que j’ai créé à l’UCL en 1989. C’est ainsi que notre ouvrage est le seul dictionnaire de belgicismes dont toutes les formes ont été sélectionnées après une enquête de terrain. Pas question de travailler au pifomètre ! Au départ d’inventaires antérieurs, nous avons vérifié systématiquement la vitalité et la diffusion de milliers de belgicismes que nous avons soumis à un réseau d’enquêteurs tant en Wallonie qu’à Bruxelles. Nous avons ainsi constitué une base de données qui contient des dizaines de milliers d’informations utiles sur les belgicismes testés. Puis nous avons sélectionné un peu plus de deux mille entrées, représentatives du français des Wallons et des Bruxellois.

F.V. De plus, ces mots pour la plupart se voient annotés d’informations complémentaires. Ce dictionnaire est donc bien plus qu’un dictionnaire ?

M.F. Oui, c’est plus qu’une série de définitions. Chaque mot est accompagné de commentaires précisant sa vitalité, son ère de diffusion, d’éventuels équivalents en français de référence et, là où cela se justifie, son origine. Une telle richesse d’informations est inédite et elle résulte de dix années de travail ! Mais, rassurez-vous, ce dictionnaire reste très convivial : il est important pour nous que le public puisse le consulter avec plaisir. Car, en définitive, tous ces mots disent, évoquent, racontent notre manière de vivre en Wallonie et à Bruxelles. Ils sont autant de marques de connivence et même d’identité. Lorsque je glisse « boulet » dans une conversation avec des interlocuteurs liégeois, je suis sûr que ce mot produira un autre effet que son synonyme « boulette ». De même, si vous allez en Gaume, ne commandez pas une orval mais bien un orval ! Bien des belgicismes vous vaudront une oreille attentive et souvent un sourire.

F.V. On remarque donc de l’humour sous-jacent dans cette publication mais cela n’empêche nullement un travail extrêmement rigoureux qui débouche sur un phénomène nouveau : la légitimité de nos belgicismes ! Le français de Belgique n’est en effet plus celui dont nous avions parfois honte face à nos interlocuteurs français.

M.F. Il est vrai qu’un changement de mentalités s’est opéré. La chasse aux belgicismes des années 1970 (et auparavant) fait heureusement partie du passé et je suis persuadé que l’important travail d’information et de vulgarisation, réalisé par notre Centre mais également par d’autres collègues, a contribué à modifier les représentations des Belges francophones sur leurs usages langagiers. Dès le début de nos recherches, nous avons travaillé sur l’insécurité linguistique encore très présente à l’époque. Il n’y a en effet aucune raison d’être moins fier de « waterzooi » que de « bouillabaisse », de « brol » que de « bazar », de « bourgmestre » que de « maire ».

F.V. On ressent, dans l’ensemble de votre démarche, une constante préoccupation à aller à la rencontre du public, vulgariser le résultat de vos travaux…

M.F. En effet ! Dès le début, dans le cadre de VALIBEL, nous avons été très attentifs à partager les résultats de nos recherches avec un large public. C’est également cette préoccupation qui me guide dans la chronique de langue que je propose chaque week-end dans le journal « Le Soir ». Je collabore également occasionnellement au « Journal des Enfants » ou aux « Niouzz » de la RTBF. Ce même souci d’accessibilité et de proximité se retrouve dans ce dictionnaire.

F.V. Un dictionnaire qui donne la priorité à la richesse et à la diversité lexicale mais, en toile de fond, reflète de façon plus large le vif intérêt que vous témoignez pour la façon dont les gens vivent et font vivre leur langue…

M.F. C’est en effet un des enjeux de l’ensemble de mes recherches : comprendre et expliquer l’appropriation de la langue par les locuteurs et sa constante évolution en fonction des réalités nouvelles. Une langue qui vit est en perpétuel mouvement. Chaque création, même issue d’un autre endroit que Paris, est l’indice de la vitalité du français. Notre « conducteur fantôme » gagnerait à être adopté outre-Quiévrain, tout comme « carabistouille » l’a été récemment.

F.V. C’est également cette motivation qui vous a conduit à la mise sur pied de cette réjouissante initiative : « Le nouveau mot de l’année » en partenariat avec le journal « Le Soir » et la RTBF…

M.F. Oui, et nous en sommes déjà à la septième édition. Le principe est de faire appel au public en lui demandant de proposer une ou plusieurs innovations lexicales récentes. Un jury sélectionne dix de ces propositions et revient vers les lecteurs et les auditeurs en leur demandant d’élire, parmi cette sélection, le nouveau mot de l’année. L’objectif, dans cette opération, est de rendre les francophones conscients de l’évolution de leur langue et de considérer ces changements comme des signes positifs de la vitalité du français, et non comme une dégradation. Même en contexte de pandémie, la création lexicale est bien présente : il a fallu donner un nouveau sens à « confinement », créer « déconfinement », « bulle sociale ». Sans oublier « coronapéro », « covidiot » et tous ces mots qui montrent l’importance de l’humour dans des circonstances pénibles.

F.V. Si la langue est en perpétuel mouvement, comment envisagez-vous notre rapport à l’écrit ?

M.F. Lui aussi, il est en pleine mutation. En effet, contrairement à ce que l’on entend souvent, les gens ne désertent aucunement l’écrit. Il y a de plus en plus de personnes qui passent par l’écriture pour s’exprimer : tous ces sms, tout ce que l’on lit sur les réseaux sociaux, c’est de l’écrit. Mais un écrit moins académique que la langue de l’école, parfois proche de l’oral. Les codes évoluent donc et, avec eux, notre rapport à l’écriture et à la norme. Dans ce contexte, il n’y a rien d’étonnant à ce que la perception de l’orthographe, par exemple, évolue. D’où des débats passionnés – et passionnants – sur d’éventuelles modifications des conventions graphiques : abandon de consonnes étymologiques (comme le h dans « théâtre »), simplification des règles de l’accord du participe passé et bien d’autres sujets qui peuvent fâcher.

F.V. Sous-entendez-vous que l’orthographe n’est plus importante ?

M.F. Pas du tout et il serait angélique de laisser croire aux jeunes qu’ils peuvent faire ce qu’ils veulent en matière d’orthographe, notamment parce que celle-ci est parfois utilisée comme un critère de sélection sociale. Néanmoins, il faut être conscient que, si le français veut garder son statut de langue internationale, nous devons accepter qu’il évolue. Et ce, notamment parce que les locuteurs qui adoptent le français sont devenus majoritaires par rapport aux francophones dont le français est la langue maternelle.

F.V. C’est-à-dire ?

M.F. Quand je considère le prix que des francophones non natifs doivent payer pour accéder à une maîtrise minimale du français écrit, je me dis que ces embûches pourraient en décourager plus d’un. C’est pour ces francophones potentiels qu’une simplification de l’orthographe se justifie en priorité. Pourquoi croyez-vous que l’allemand ou le néerlandais ont entrepris plusieurs réformes successives de leur orthographe ? C’est pour être plus accessibles au sein du « marché mondial des langues », et donc plus concurrentiels par rapport à une langue comme le français, réputée difficile.

F.V. Et ces éventuelles modifications ne vous taraudent pas ?

M.F. Certes, je suis bien conscient que nous risquons de perdre une dimension historique et patrimoniale et, vu ma passion pour l’histoire des langues, ce n’est pas mon inclinaison naturelle. Mais je plaide malgré tout pour une réforme, pas une « réformette », mais bien une réflexion en profondeur qui émanerait d’un « Institut francophone international » composé d’experts originaires des différents pays francophones qui se prononceraient sur l’évolution de la langue dans un esprit d’ouverture. Mais le changement fait peur à beaucoup, notamment en matière de langue. Et sans doute plus encore lorsqu’il s’agit de la langue française…

F.V. Cette tendance à un certain protectionnisme que l’on voit éclore de plus en plus fréquemment au niveau politique serait-il transposable à l’attitude que certains ont envers les langues ?

M.F. Cette frilosité vis-à-vis de tout changement porte un nom, c’est le conservatisme. D’un point de vue politique, on vient récemment encore de constater l’échec de la politique d’immigration menée par l’Europe avec le désastre humanitaire qui se vit aux portes de la Pologne. Mais cette vision du monde faite de murs et de cloisonnements finira par voler en éclats. Il en va de même pour l’évolution des langues. Personnellement, je serais heureux de vivre dans une société qui, sans renier ses racines, veille à ouvrir de nouveaux espaces d’accueil, notamment par l’entremise de la langue, mieux, de ses langues.

F.V. Précisément, certains professeurs belges de FLE et donc en contact avec des primo-arrivants, regrettent que les manuels d’apprentissage soient, pour la plupart, réalisés par des collègues français et que le français de Belgique ne soit donc pas suffisamment valorisé…

M.F. C’est vrai, même si, à l’UCLouvain, des didacticiens ont produit des manuels adaptés à la réalité linguistique de notre pays. On comprend qu’il faille, pour tout francophone « adoptif », un « viatique » de base reprenant les fondements du français. Mais il est tout aussi important d’y ajouter le complément lexical nécessaire pour vivre « ici », avec les mots d’ici.

F.V. Le cloisonnement n’est heureusement pas partout et, au rayon des bonnes nouvelles et de l’ouverture, voici précisément le couronnement d’un auteur sénégalais qui vient de recevoir le prix Goncourt…


M.F.
En effet ! Je me réjouis que Mohammed Mbougar Sarr soit le premier écrivain d’Afrique subsaharienne à recevoir ce prix. Bien entendu, on pourrait disserter longuement sur la situation et l’avenir du français dans cette partie de l’Afrique dont plusieurs pays connaissent un délitement de leur système éducatif. Mais, quoi qu’il en soit, le signal envoyé par cette réjouissante attribution est très positif et braque les projecteurs sur une francophonie souvent innovante au plan linguistique.

F.V. Une autre ouverture consiste en votre collaboration avec Le Robert…

M.F. Cette collaboration remonte déjà à 2008, moment où Le Robert a fait appel à nous pour le traitement des belgicismes. C’est ainsi que, chaque année, des mots issus du français de Wallonie et de Bruxelles sont ajoutés, grâce à notre expertise, dans ce dictionnaire de référence. Pour le millésime de cette année, le fameux « boulet » liégeois, la locution « prix démocratique », l’expression « mordre sur sa chique » et d’autres encore ont fait leur « joyeuse entrée » (encore un belgicisme, soit dit entre parenthèses).

F.V. Toujours dans cette veine d’ouverture, vous nourrissez le projet de dialoguer avec des étudiants du secondaire…

M.F. Oui, la rencontre avec le terrain continue de me nourrir et me remémore mes premières années de chercheur à l’UCLouvain lorsque je réalisais ma thèse et que je mettais sur pied le Musée de la Parole, dans le cadre duquel j’ai enregistré, pendant des dizaines d’heures, des personnes qui parlaient le wallon. Toutes ces personnes, leur parler, leur contact, ce terreau humain ont toujours été au cœur de mon métier de chercheur et d’enseignant. Dans la continuité, cela me plairait beaucoup de me rendre dans des classes du troisième degré, afin d’inviter les jeunes à réfléchir sur ce que représente une langue, à penser leur rapport à l’écrit et aux normes. Cela pourrait s’avérer passionnant ! Pourquoi, dans le cadre de l’action « Auteurs en classe » initiée par le Service général des Lettres et du Livre, ne pas étendre le champ des intervenants à des linguistes ?

F.V. Et en bibliothèque ?

M.F. Dans ma province d’origine, le Luxembourg, j’ai déjà été régulièrement invité pour des conférences, tout comme en province de Liège. Je signale également que le Service du Livre Luxembourgeois a conçu une exposition au départ de livres que j’ai écrits sur les plus belles expressions de Belgique et qu’il m’arrive de guider une animation dans les lieux où cette exposition est montée. Mais je suis persuadé que l’on pourrait imaginer d’autres créneaux et envisager de nouveaux projets. Aborder les langues, c’est questionner le monde qui nous entoure... à l’image du projet de chaque bibliothèque !

LES COUPS DE CŒUR ARTISTIQUES DE MICHEL FRANCARD

  • Un film ?

Je vais plus souvent au théâtre qu’au cinéma, surtout ces dernières années. Parmi les films qui m’ont durablement marqué, je citerai La leçon de piano, de Jane Campion. Un bouleversant personnage de femme, déterminée à vivre sans compromission ; des scènes allégoriques ; une très belle musique d’accompagnement. Après quoi, rien de tel que La grande vadrouille pour reprendre une partie de ses esprits…

  • Un tableau ?

Pour des raisons qui ne sont pas que picturales, j’aime beaucoup les primitifs flamands et… Fernand Léger. Le massacre des Innocents de Pieter Bruegel, en particulier, me fascine par son pouvoir d’évocation et par les clés d’interprétation qui lui donnent sens. Mais j’aime aussi découvrir des œuvres plus contemporaines, en particulier les créations qui associent plusieurs modes d’expression.

  • Une musique ?

Une œuvre unique, les Vêpres de la Vierge, de Monteverdi. Tout l’œuvre de Jean-Sébastien Bach. Quelques pépites qui vont de Nights in white satin des Moody Blues à Riverside d’Agnes Obel, en passant par l’Amsterdam du grand Jacques et tant d’autres… La musique m’est indispensable.

  • Un livre ?

Même si la lecture occupe une importante partie de mon temps, il s’agit le plus souvent d’ouvrages liés à mon travail. Il me reste peu de temps pour découvrir des auteurs de fiction d’hier ou d’aujourd’hui et ma vraie distraction, ce sont les bandes dessinées. Le potache que je suis confesse toutefois un faible pour la fabuleuse fresque des Rougon-Macquart écrite par Zola.