Le regard de Guy Marchal, bibliothécaire au Centre Multimédia Don Bosco à Liège, responsable des cours d’alphabétisation et de FLE, et cinq de ses collègues

Rencontre en confinement, avril 2020

Publié le 6 juillet 2020, par Françoise Vanesse


Le secteur de la culture, entre autres, a été particulièrement impacté par cette crise sanitaire et la période de confinement. Des bibliothécaires, auteurs et acteurs culturels ont très aimablement répondu à notre invitation et ont accepté de s’exprimer sur cet événement. Quels regards portent-ils sur cet épisode inédit ainsi que sur les dysfonctionnements sociétaux que cette crise a instaurés ou a mis en lumière ? Quelle est leur utopie pour une société résiliente « post-Covid-19 » ?

F.V. Pensez-vous que la crise sanitaire avec ses conséquences sur la fermeture de nombreuses bibliothèques impacte davantage les publics empêchés et éloignés de la lecture ?

G.M. Certainement. D’autant que la période dite ‘du déconfinement’ s’étend sur plusieurs semaines, empêchant ces publics d’y accéder durant plus de deux mois ! … Les disparités sociales s’accentuent ; les rentrées financières sont parfois nettement moindres … et les librairies sont fermées. L’entraide à distance passe plus volontiers par la visio-conférence que toute une frange de la population ne peut utiliser. La vocation des animations et autres activités collectives est de permettre aux gens d’interagir, dans l’enrichissement mutuel, et de se donner d’utiles conseils ; elles ne peuvent plus être organisées par les bibliothécaires et les formateurs. L’éloignement entre les personnes (a fortiori les plus vulnérables) peut aussi provoquer angoisse et/ou déprime. La nette réduction des trajets permis, de la mi-mars à début mai, n’a bien sûr pas facilité les échanges informels, l’entraide directe, les solidarités de terrain …

F.V. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour pointer le caractère particulièrement inégalitaire de cette crise. Cette affirmation se constate-t-elle également en bibliothèque publique ?

G.M. Oui. Comme dans le monde scolaire, les personnes qui souffrent le plus des effets de cette crise inédite (et majeure), à la fois pour des raisons pécuniaires et d’insuffisance d’équipement numérique, sont les moins favorisées, la population souffrant déjà, avant ce confinement, de difficultés majeures (les sans-papiers, sans-abris, endettés, esseulés).
La bibliothèque publique n’est pas seulement un lieu d’accès à la culture et à la diffusion de celle-ci ; c’est également un espace de rencontres, de socialisation, d’aide en matière numérique ou d’apprentissage de la langue ; notre Espace ‘Écrivain public’ a été obligé de s’interrompre, lui aussi. Il est à craindre en effet que les inégalités se soient accrues.

F.V. Le public du Centre Multimédia Don Bosco participant aux cours d’alphabétisation et de F L E a été directement impacté par votre fermeture ? Avez-vous pu cerner les réactions de ces usagers, particulièrement en demande de contacts et de liens ?

G.M.  C’est donc à une interruption de deux mois, précédant une reprise partielle et aléatoire que nos apprenants doivent faire face. Beaucoup ont exprimé leur déception, voire leur désarroi, alourdis par les risques que fait courir ce virus mal cerné, même si le sujet avait été traité lors des séquences de formation précédant le confinement obligatoire. Les moyens de communication manquent quelquefois, le coût des appels téléphoniques freinant les possibilités de converser ; sans parler du sous-équipement informatique, dans des logements où l’intimité individuelle des personnes de toutes générations est souvent trop réduite. Les formatrices ont contacté les apprenants à plusieurs reprises, ce qui leur a fait du bien, les a rassurés, même s’ils s’inquiètent des conséquences de cette longue pause sur les apprentissages et leur certification officielle. Ils aspirent au retour dans des groupes d’apprenants au sein desquels ils se sentaient bien, et sécurisés.

F.V. Concrètement, avez-vous eu l’occasion de mettre en place des projets permettant de garder le contact de façon virtuelle ?

G.M. Autant que faire se peut … au-delà des difficultés techniques évidentes qu’affrontent les apprenants, il est un peu compliqué (et décevant : pédagogiquement parlant, rien ne vaut le face-à-face …) de mettre sur pied ces activités virtuelles. La présence permanente d’enfants dans pas mal de cas, le bruit ou les problèmes relationnels intrafamiliaux sont volontiers déterminants ; et, sans noircir le tableau, comment faire progresser de la sorte celles et ceux qui étaient encore dans une phase d’apprentissage débutante ? Rien n’a été présenté comme ‘obligatoire’ ; le principe était aussi de faire montre de réactivité et de disponibilité. Une table de conversation virtuelle (avec un natif, conçue par l’asbl ‘Interra’, de création récente) a été proposée, des corrections renvoyées par mail, l’aide offerte souffrant de n’être pas égalitaire, vu la grande diversité des situations vécues …
Plus prosaïquement, l’on ne peut passer sous silence les dangers du ‘hacking’ auxquels les plateformes virtuelles (Skype, Teams, Zoom et autres) prêtent volontiers le flanc.

F.V. Quel bilan faites-vous ?

G.M. Mitigé … il a fallu s’adapter à des circonstances inédites, sans connaître encore les avis voire les exigences (apparues depuis) du pouvoir subsidiant wallon. Les apprentissages en « Alpha » et en « Français langue étrangère » se basent sur les interactions, les démarches interculturelles, la dynamique de groupe, les co-constructions … bien difficiles à mettre en œuvre durant cette période bien délicate. La visio-conférence pourrait convenir à la plupart de nos participants à la table de conversation, mais pas à tous ; la présence d’un ‘Espace public numérique’ au Centre Multimédia Don Bosco, bientôt accessible de nouveau individuellement, dans l’attente d’une reprise (limitée) des cours peut aider … Quoi qu’il en soit, des conclusions devront être tirées collectivement des impacts et des (rares) opportunités que cette crise a entraînés. Le parcours d’intégration dans lequel certains apprenants se démènent est entaché d’une période blanche de plusieurs mois. Plus généralement, les lieux de culture et d’apprentissage ressentent les décisions prises par les autorités comme un traitement de second plan, loin des premières nécessités : c’est profondément regrettable. De notre côté, nous avons mis en place l’essentiel de ce que nous pouvions réaliser, quand certains d’entre nous n’ont pas été atteints eux aussi par la maladie … Nous laisserons, dès leurs retours espérés, les apprenants s’exprimer librement quant à leur vécu de cette triste période de ‘confinement - déconfinement’ …

F.V. Étant donné le caractère inédit de cette crise, la réactivité a dû s’organiser un peu partout de façon expérimentale. Avez-vous déjà des orientations pour de nouvelles pistes à explorer si une telle situation de fermeture venait malheureusement à se reproduire ?


G.M. 
Ce n’est pas à exclure en effet, la planète étant écologiquement en souffrance et les risques d’une nouvelle infection réels. Il convient d’abord de sortir de cette crise-ci car le processus de rétablissement sera long et des traces majeures subsisteront.
Nous anticiperons certes pareille configuration, à travers des ressources pédagogiques et relationnelles bien pensées par ce secteur de l’intégration dans lequel le Centre Multimédia Don Bosco est grandement actif et impliqué, et qui soient soutenues par l‘autorité de tutelle, dans le respect de la vie privée de chacun.

F.V. Certaines statistiques confirment que l’achat de liseuses explose. La FWB a, quant à elle, augmenté son offre sur « Lirtuel »…

G.M. Est-ce souhaitable, ou non ? Probable ou incontournable ? Les questions sont posées …
Un peu comme pour la numérisation ‘galopante’ dans le secteur bancaire, vraie source de fracture numérique, la dématérialisation de l’accès à la lecture suscite, auprès d’une bonne part de la frange la plus ancienne de la population, et donc du lectorat, méfiance et inquiétudes, la maîtrise de ses propres moyens d’action étant mise à mal. A contrario il est hautement vraisemblable que les moyens virtuels d’échanges et d’apprentissage vont se répandre dans un grand nombre de secteurs de la vie sociale (enseignement, travail, loisirs…) : cela paraît irréversible et la Lecture publique s’y adapte et continuera à le faire. Le CMM propose d’ailleurs formation et guidance en la matière, à travers son Espace public numérique entre autres et offre de larges possibilités de téléchargements à distance à ses usagers ; nos cours de français (pour adultes) utilisent également les nouvelles technologies, un plus évident dans le cadre de l’apprentissage des langues.

F.V. Pensez-vous que cette crise pourrait déboucher sur une approche encore davantage dématérialisée de la lecture ?

G.M. Les bibliothécaires-documentalistes du Centre Multimédia Don Bosco observent aussi l’importance des livres-audio et du rétro-éclairage des liseuses pour le public qui éprouve des difficultés de lecture ou désire écouter une histoire en se livrant à une autre activité, en ayant bien conscience de leurs rôles de médiation et de choix des contenus. Le coût inférieur à celui d’un livre ‘classique’ est un atout et bien des gens ont pu trouver là un moyen de poursuivre leurs lectures (informatives ou de plaisir) durant ce confinement. Ceci posé, la réouverture des bibliothèques publiques (comme des librairies, à la mi-mai) est attendue avec grande impatience par nombre de nos affiliés, déjà heureux d’accéder à un service « takeaway » (ouvrages sélectionnés à emporter) les semaines qui précédent.

F.V. Le thème de cette crise sanitaire va-t-il alimenter de nouveaux projets en lien avec la thématique et ce, lors de la reprise de vos ateliers ?

G.M. C’est une hypothèse. Il n’est cependant pas certain que les participants à nos ateliers et autres formations seront dans le désir de rester dans la thématique de la crise sanitaire, ni qu’il soit approprié d’y revenir en septembre-octobre quand nous serons en nombre.
Par contre, nous, bibliothécaires, sommes en projet de travailler davantage encore aux meilleures méthodes d’accompagnement de la diversification des pratiques de lecture.

F.V. Certains affirment que cette crise possèderait l’avantage d’instaurer de nouvelles solidarités. Qu’en pensez-vous ?

G.M. On ne peut que se réjouir d’avoir observé l’éclosion de manifestations les plus diverses de la solidarité, la fraternité, l’entraide et le souci des plus en rupture dans notre société.
C’est le volet optimiste de la situation, faisant aussi la part belle au développement plus durable, s’opposant à la course à toujours plus d’argent, de consommation, de repli sur soi et de déplacements pas toujours utiles ni écologiques, insistant sur le choix du local. Mais force est de constater, sans multiplier les exemples en ce sens, que les habitudes à questionner ont la vie dure ! Au-delà du cercle proche, bien des gens se montrent moins facilement solidaires ; la bienveillance et le respect des différences ne sont pas partagés par l’ensemble de la population et l’Histoire ne plaide pas toujours pour le triomphe sans heurts majeurs des changements nécessaires. L’avenir sera ce que tous nous en ferons.
Le Centre Multimédia poursuivra ses objectifs humanistes et de valorisation de la lecture.

Cet entretien a été réalisé grâce à la participation de cinq collègues : Stéphanie Pantot, Gabrielle De Costa, Matthieu Courtoy, Thomas Haudestaine et Benjamin Milcamp.

Propos recueillis par Françoise Vanesse, avril 2020