Regards croisés sur... Lire, à nos risques et plaisirs

La nègre

Publié le 22 novembre 2010, par Gérard Durieux


D’une écriture sensible et incisive, Marie Rouanet nous emmène au cœur des turpitudes vertigineuses de la création littéraire par procuration.

ROUANET Marie, La nègre, Albin Michel, 2010.

Comme dans le roman précédent, deux vies se croisent. Deux femmes encore. Mais ici point de « parfum de violette »... L’air y est vite suffoquant. Le ton est âpre, l’écriture incisive toute en phrases brèves, allusive et pourtant comme toujours chez Marie Rouanet, sensible, charnelle.

La trame de cette intrigue vénéneuse ? Renée, jeune artiste ratée, partage son dépit entre la sculpture et la poterie. Elle écrit aussi. A l’occasion d’une exposition, elle retrouve Hélène, épouse richissime d’un notaire de Nantes, mais défigurée par un accident de voiture. Autrefois, toutes deux vivaient dans le même village dont Hélène était la « jolie princesse », fascinante, inapprochable et admirée par tous.

Toujours captivée par Hélène, appâtée par la promesse d’une rémunération colossale, Renée la narratrice va « vendre son âme » en acceptant de se soumettre au désir vengeur de la notable : être sa « nègre » dans l’écriture d’un livre accusateur contre son mari : le châtier en révélant au grand nombre ses magouilles et turpitudes, avec des mots tranchants à la mesure de sa haine.
Le roman suit pas à pas l’inexorable contamination de la nègre par sa perverse commanditaire et son sujet sulfureux. Sous emprise, entre révolte et soumission, complicité et dégoût, l’écriture de ce texte et la fréquentation d’un monde mensonger la dégradent et lentement la vident d’elle-même. Elle s’est reniée, elle se perd. Et se cherchera en vain dans les figures aimées de son passé.

Cette œuvre de maturité, implacable, nous situe au lieu même de la création littéraire. Par ce biais original, la romancière interroge l’acte d’écrire et suggère quelques réponses en creux. Car son héroïne ne s’engage pas impunément dans le double-jeu suicidaire d’écrire à la place d’une autre. Certes, qui écrit ainsi s’avance masqué ou à l’abri, et demeure commodément « personne ». Mais cette forme ambiguë d’effacement la conduit au reniement de soi et à l’extrême solitude. Au bout de trente années d’asservissement, la nègre finit par ne plus réellement exister pour personne. Vertigineux.

Gérard Durieux