Avec Pierre Bertrand, responsable des éditions Couleur livres

Publié le 8 avril 2013, par Françoise Vanesse, Sylvie Hendrickx


Militantisme et projet sociétal
Maison engagée dans les domaines de l’information citoyenne et de la formation, les éditions Couleurs livres ont amorcé un nouveau tournant dans leur parcours au mois de décembre dernier en ouvrant la libraire Cépages à Bruxelles. Au sein de ses nouveaux locaux, nous avons rencontré Pierre Bertrand, homme d’idées mais aussi d’actions, profondément engagé, au verbe franc et jovial. Au terme d’une carrière de trente deux ans aux anciennes Editions Vie Ouvrière dont il a peu à peu gravi les échelons jusqu’au poste de directeur, Pierre Bertrand a créé il y a une dizaine d’années sa propre maison, Couleur livres, dans une volonté d’ouvertures nouvelles et un esprit perpétué de débat et d’analyse du monde.

S.H. En décembre 2012, vous avez inauguré ce nouvel espace, Cépages, situé en plein cœur de Saint-Gilles, dans lequel vous avez installé une librairie couplée d’une vinothèque. Quel est votre projet ?

P.B. Celui d’une nouvelle implantation des bureaux de nos éditions avec, parallèlement, l’ouverture d’une librairie, d’un lieu de rencontre littéraire et culturelle et d’une vinothèque spécialisée en vins bio gérée par un ami, ancien directeur de collections. Bien entendu, nous conservons notre ancrage en Wallonie avec nos bureaux à Mons où se concentre tout le travail administratif et de production. Mais nous souhaitions revenir à Bruxelles car c’est ici que beaucoup de choses se passent et notre éloignement transformait une bonne partie de notre temps en trajets pour rencontrer les auteurs ou les diffuseurs.

F.V. S’agit-il également d’offrir une meilleure visibilité à vos éditions ?

P.B. Oui. Nous sommes situés dans un quartier particulièrement vivant au niveau culturel. Sur l’avenue Jean Volders, plusieurs librairies ont un réel projet et la Maison du Livre est à deux pas. Pour l’instant, nous ne sommes qu’au début de notre librairie. Vous y trouverez nos livres et ceux de quelques éditeurs indépendants : les éditions Le Cri, les Carnets du dessert de lune… Mais la librairie a pour vocation de devenir plus généraliste, excepté en littérature car une excellente librairie, « Les yeux gourmands », est située quelques maisons plus loin…

F.V. Ce besoin d’ouverture concrétise-t-il la nécessité de continuer à élargir votre lectorat et ainsi de vous différencier quelque peu des « Editions Vie Ouvrière » qui étaient proches du Mouvement ouvrier chrétien ?

P.B. C’est vrai, notre souhait a été l’ouverture et le pluralisme même si entre « EVO » et « Couleur livres », il n’y a pas eu de réelle rupture. Mais nous avons souhaité élargir nos partenariats car la société évolue et le temps est révolu où l’on pouvait travailler pour une seule chapelle ! La Belgique est un trop petit pays, son marché est trop étriqué… Aujourd’hui, nous nous définissons comme une maison d’édition engagée mais totalement pluraliste et indépendante. Et même si nous nous situons dans une forme de continuité avec « EVO » par des sensibilités qui perdurent, nous tenons à notre indépendance et ne voudrions plus revenir à une proximité trop forte avec une seule association. Ainsi, nous éditons des livres avec de nombreux collaborateurs dont le Centre d’Action Laïque par exemple.

S.H. Vous venez de citer le Centre d’Action Laïque. Il est vrai que votre maison d’édition se singularise par un important maillage de collaborations au sein du milieu associatif...

P.B. Oui, nous avons toujours joué la carte de la société civile et du monde associatif en général. Une bonne moitié de notre production sont des livres qui se font en coédition avec des associations, surtout des associations d’éducation permanente. Nous souhaitons cette proximité car elles constituent pour nous une forme de relais avec un public que l’on ne connait pas toujours, que l’on rencontre très peu en dehors des foires du livre.

S.H. Sur quelle équipe pouvez-vous compter pour mener à bien votre projet ?

P.B. Nous sommes une association sans but lucratif, ce qui est plutôt rare dans le monde de l’édition. Nous sommes une toute petite équipe, trois personnes ! Mais à nous s’ajoutent pas mal de bénévoles qui prennent en charge un travail considérable. Sans eux, nous ne saurions faire tourner une maison d’édition dont la production avoisine les trente titres par an. C’est tout ce réseau qui nous a permis, par rapport à d’autres, de tenir bon, de poursuivre et de rester fidèles au projet de société qui sous-tend notre ligne éditoriale.

F.V. Quel projet ?

P.B. Nous souhaitons dénoncer ce qui nous apparaît comme des inégalités ou des injustices. Parallèlement à cette dénonciation, il y a une détermination de notre part et de nos auteurs, de proposer des alternatives, des pistes d’actions et de donner aux lecteurs des outils concrets. On trouve ainsi dans nos ouvrages un réel projet de société même si celui-ci n’est pas extrémiste ni radical.

F.V. La diffusion de vos livres constitue-t-elle un des aspects plus épineux de votre métier ?

P.B. Cela n’a jamais été facile. Heureusement, les libraires qui subsistent encore nous soutiennent et constituent une part importante, 95 pour cents, de notre diffusion. Le problème est qu’il en existe de moins en moins… Mais nous avons toujours privilégié et nous privilégierons toujours la librairie par rapport à d’autres types de diffusion car elle garantit une présence et une visibilité des petites ou moyennes éditions (nous sommes moyens en Belgique mais petits par rapport à l’international et la francophonie) que ne garantissent pas internet ou la librairie en ligne. Il y a toute cette dimension de conseils qui nous permet une présence. C’est un marché économique qui permet une bibliodiversité globale et pour de petits éditeurs une présence semblable à celle des plus grands.

S.H. Et au niveau du livre numérique ?

P.B. J’aurais espéré que ce soit le travail de mon successeur mais je n’y échapperai manifestement pas ! Nous sommes obligés de prendre le train en marche et numérisons une bonne partie de notre fonds. Est-ce que ce sera vraiment un concurrent au livre papier ? Oui et non, selon moi c’est complémentaire : un autre marché, un autre type de public...

S.H. Comment envisagez-vous ces mutations ?

P.B. Une tendance du public se développe, plus encore depuis les tablettes et les Smartphones, à lire très court, ce qui nous entraîne soit à saucissonner des questions plus globales, soit à les synthétiser de manière parfois un peu réductrice. Je pense que le livre, doté d’un début et d’une fin, reste le meilleur objet permettant le développement d’un argumentaire. Je suis persuadé que l’on a rien inventé de plus complet pour véhiculer de l’information. Ceci dit, chaque fracture technologique nécessite un temps d’adaptation et il ne faut pas tout rejeter non plus. Ces nouvelles technologies nous permettent d’être présents à des endroits où nous n’étions pas auparavant et offrent une visibilité nouvelle qui ne coûte pas très cher.

F.V. Avez-vous des jeunes qui s’investissent dans vos éditions ?

P.B. Oui, heureusement ! Nous avons de jeunes auteurs qui s’investissent et apportent du sang frais et des idées neuves dans nos publications. Et nous comptons aussi de nombreux jeunes parmi nos bénévoles, intéressés par les nouvelles technologies, des universitaires ou des jeunes impliqués dans la vie sociale et associative. La crise aidant, on revient à l’importance des liens, des contacts et à un certain militantisme social, altermondialiste et écologique.

F.V. Les mutations du livre constituent un enjeu de société important. Avez-vous des publications qui abordent ces questions ?

P.B. Nous avons travaillé avec L’Alliance Internationale des Editeurs Indépendants, en France, qui a beaucoup publié sur le sujet, sur les mutations en cours, sur l’industrialisation, sur le phénomène de concentration du livre et le numérique. Eux aussi possèdent un projet de société, de partenariat entre le Sud et le Nord. Nous avons fait quelques coéditions avec eux où les pays du sud payent le livre moins cher que les pays du nord.

S.H. Un pan de votre production se veut plus pédagogique…

P.B. Oui. Nous souhaitons promouvoir une école plus égalitaire, cela s’inscrit dans notre projet de société. Un autre projet qui me tient aussi très à cœur est celui de l’initiation de chacun à la poésie. C’est dans cette optique que nous avons créé, sur proposition de Béatrice Libert, la collection « L’horizon délivré » destinée aux enseignants et parents qui veulent faire découvrir la poésie et la littérature à leurs enfants. Béatrice Libert dirige également notre collection destinée à la jeunesse, « Carré d’As ». Cette collection s’inscrit dans la lignée d’une collection passée des « Editions Vie Ouvrière », assez novatrice à l’époque, intitulée « Pour le plaisir » et dirigée par Jacques Charpentreau.

F.V. Comment faites-vous pour choisir les sujets de vos publications ?

P.B. Nous souhaitons une politique d’édition proactive. Cependant sept fois sur dix, il s’agit de manuscrits qui nous sont envoyés. Nous en recevons même assez pour pouvoir nous en contenter : 200 à 300 par an ! Ensuite nous travaillons de manière assez classique avec un comité de lecture. Ce qui est certain, c’est que cette importante sollicitation témoigne d’un vivier important d’auteurs en Belgique… Je pense qu’il existe une spécificité institutionnelle et culturelle belge francophone, le fait d’avoir notre propre réseau d’enseignement notamment, qui donne la possibilité à toute une série d’auteurs d’émerger : des lettrés, des universitaires et tout simplement des gens qui veulent parler de ce qu’ils vivent ici et mieux comprendre, sur base d’analyses, les réalités que nous vivons dans ce pays.

F.V. Et vous personnellement, quelles sont vos sujets de prédilection ?

P.B. J’aime beaucoup les spécialités développées dans nos collections : les questions et débats de société et la pédagogie, l’histoire. Nous sortons très rarement de ces thématiques pour lesquelles nous sommes reconnus des libraires, c’est notre niche éditoriale.

F.V. Nous avons été frappées par la diversité de vos couvertures qui ne témoignent pas toujours d’une charte graphique très claire. S’agit-il à vos yeux d’une faiblesse de vos publications ?

P.B. Nous avons développé une ligne graphique pour le domaine des sciences humaines et une autre pour la pédagogie. La plupart de nos couvertures sont réalisées par notre équipe, cependant nous promouvons de nombreuses collaborations avec des associations qui ont aussi leur mot à dire dans la définition de l’objet-livre et parfois des propositions graphiques à nous faire. Cela a pour conséquence un aspect un peu associatif fait d’ouverture, de foisonnement mais qui parfois peut sembler manquer de cohérence.

S.H. Vous évoquiez les libraires, voyez-vous aussi les bibliothécaires comme des partenaires importants de la communication ?

P.B. Tout à fait. Parce qu’elle amène au livre un public jeune ou avec peu de moyens, la bibliothèque constitue toujours un plus pour le monde du livre. Sur la question des droits d’auteur, je suis très peu l’avis des syndicats du livre, la bibliothèque est un lieu de découverte.

F.V. Quelle est donc votre position concernant cette problématique des droits d’auteur sur le prêt ?

P.B. Je défends résolument l’importance des bibliothèques ! Mais je dois reconnaître que j’ai plus de facilité que d’autres éditeurs à le faire car la plupart de mes auteurs sont aussi engagés dans ce projet de société. Ils ne vivent pas de leur plume et leur but principal est de faire avant tout passer leurs idées. Leurs revendications sont donc moindres que celles des auteurs littéraires qui veulent que leur travail soit aussi récompensé financièrement.

F.V. Vous êtes présent à la Foire du livre politique de Liège…

P.B. Oui, nous y sommes présents depuis sa création. Ce qui est pour nous aussi l’occasion de rencontrer le public liégeois. Cette année, nous avons reçu le prix du livre politique avec L’Islam au cœur de nos villes de Jean-Michel Corre.

S.H. Quelle est l’origine du nom de vos éditions « Couleur livres » ?

P.B. Un petit clin d’œil à Couleur Café. On retrouve en effet dans nos publications la même volonté de métissage des idées, des couleurs. « Toutes les couleurs du monde noir sur blanc. »

Propos recueillis par Françoise Vanesse et Sylvie Hendrickx,
le 26 février, à l’espace Cépages, Bruxelles.

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Librairie et vinothèque Cépages