Anne-Marie Garat : l’écriture comme une aventure

Echos

Publié le 23 septembre 2010, par Françoise Vanesse


« Une femme d’aujourd’hui relit l’histoire du XXème siècle »

Tout récit est une aventure. Certains vous prennent par la main, vous promènent et font de vous un lecteur heureux. D’autres, par contre, vous embarquent pour un voyage au long cours, vous immergent dans un foisonnement de rencontres, d’émotions et de questionnements, pour vous déposer, sans le moindre essoufflement, après des milliers de pages de traversée, sur une plage de sable « fin » ! Cette littérature-là fait de vous un lecteur comblé. Anne- Marie Garat appartient bien à cette veine de créateurs.
Nous étions donc une trentaine d’inconditionnels au cœur de la librairie « La Licorne » à Bruxelles, le jeudi 3 Juin. A l’invitation enthousiaste de notre hôtesse Deborah Danblon, autour d’un puits de lumière et de livres, la romancière française, volubile, passionnée et fascinante, évoquait la parution de son dernier roman Pense à demain, ultime étape de la traversée du siècle de sa fresque romanesque, inaugurée avec Dans la main du diable (2006) et L’enfant des ténèbres (2008).
Une heure trop brève de propos captivants autour de sa démarche, de ses coups de cœur, de son rapport au lecteur et aux personnages... Pour vous donc, un petit résumé subjectif en écho à cette rencontre chaleureuse et stimulante.

« A la fin de "Dans la main du diable", je rends hommage à une bibliothécaire qui m’a baptisée à la lecture ... C’est grâce à elle que je suis « tombée en lecture » . A-M Garat

G comme Genre littéraire

Quelle terminologie employer pour qualifier le genre littéraire dont il est question dans cette œuvre ? Tantôt il est question de saga, de trilogie romanesque, tantôt de roman fleuve, de roman populaire... « Il est vrai qu’on qualifie mon travail de toutes ces appellations, et j’assume tous ces termes, même s’il s’agit d’un genre qui ne se retrouve pas trop dans le paysage actuel qui est même suspect, révolu et boudé par une certaine critique française, sauf lorsqu’il s’agit de traductions de romans anglo-saxons. Je revendique mon appartenance à ce genre populaire parce qu’avant tout c’est une grande littérature qui puise en partie son souffle dans des genres plus anciens comme les fresques historiques ou les épopées ».

F comme roman Feuilleton

Certains apparentent son travail à la tradition du roman feuilleton, ce genre littéraire qui est lié à la naissance de la presse au 19ème siècle et qui a, d’ailleurs, servi de produit d’appel à la vente des journaux. « De grands écrivains se sont compromis dans ce type d’écriture (Alexandre Dumas, Eugène Sue) qui a donné naissance à des œuvres extraordinaires. Ce type d’approche a permis d’initier à la lecture les gens ordinaires. Ce sont des livres dans lesquels on devient soi-même acteurs, qui baptisent au goût pour la lecture. Après on peut tout lire, on peut partir à l’aventure, à la découverte d’autre livres plus difficiles ».

C comme Conventions

Anne-Marie Garat prend plaisir à jouer avec tous les stéréotypes du mélodrame : intrigues à rebondissements, traquenards, histoires d’amour, secrets d’Etat ou de famille, manuscrits indéchiffrables... Bref, avec tous les ingrédients qui appartiennent aux conventions du roman populaire. « Je passe un pacte avec le lecteur et je joue de tous ces ressorts que l’on aime à juste titre, qui sont inoxydables, qui font toujours vibrer le lecteur d’aujourd’hui. Ces mécanismes sont anciens, usagés mais pas usés du tout. Ils continuent d’opérer en embarquant littéralement le lecteur. »

L comme Lecteur

Ces romans embarquent le lecteur pour un long voyage et, tout au long de ce parcours, il faut être vigilant à respecter celui qui fait confiance à l’auteure... « Attention, embarquer le lecteur, cela ne veut pas dire le « balader », le flouer. Le lecteur est généreux et il mérite le respect de la part de l’auteur, notamment en résolvant de manière correcte les énigmes posées. Le lecteur est en connivence et il faut pouvoir garder sa confiance. La littérature est aussi affaire de sérieux et de dignité ».

E comme Enjeux

Sous l’intrigue conventionnelle romanesque courent d’autres enjeux. C’est ainsi que, au travers de son récit, la romancière s’efforce d’interroger le temps long de l’histoire, d’aborder les questions de la transmission, de la mémoire, de l’héritage, des oubliés, des fantômes ancrés dans la mémoire collective ou celle des familles... Et cela à travers les figures fictives issues des contes, comme par exemple celle, terrifiante, des « ogres », de ces criminels qui se sont incarnés dans l’histoire du 20ème siècle. « La première page de Dans la main du diable s’ouvre sur l’image-cliché de la vieille dame et de l’orpheline mais un peu plus loin apparaît le problème de l’immigration qui traverse d’ailleurs la trilogie et aussi mes autres romans ».

I comme Investissement

Se lancer dans l’écriture de ce genre de romans exige un investissement intense. Et la traditionnelle question du « Comment faites-vous ? » taraude ses lecteurs ! « Pensionnée de l’Education Nationale, je dispose désormais du temps nécessaire et cela me permet de travailler dix à douze heures par jour. Relire, recommencer pour n’écrire finalement que trois pages par jour ! L’important est de ne pas lâcher. Il faut vivre avec les personnages, les fréquenter comme si c’était la vie réelle, être habitée. Tant que le roman n’est pas achevé, ces gens-là me hantent ».

R comme Références

Quand on lit ces pages, le lecteur reste admiratif devant ce foisonnement de descriptions précises et détaillées, qu’elles soient historiques, artistiques, littéraires ! Quelles sont ses références ?
« Je ne suis pas historienne, donc je lis énormément, beaucoup plus que ce dont j’ai besoin, je consulte des documents, des photos... sur l’architecture, les grandes familles d’industriels, sur les paysans... Je suis sans cesse occupée à chercher. Car pour donner vie dans le langage à des êtres qui n’existent pas, il faut beaucoup travailler et notamment se documenter ».
Elle emprunte aussi beaucoup à la littérature (Giono), au cinéma (Renoir, Truffaux) pour rendre hommage à ces créateurs et à ces œuvres qui l’ont pétrie, qui ont fait d’elle ce qu’elle est. « Je tire dans mes textes tous ces éléments, toutes ces références pour que le roman joue son rôle : non pas celui de donner des leçons ou d’écraser le lecteur mais pour qu’il provoque son adhésion ».

I comme Illusion

Si l’écrivain n’est pas dans une grande proximité avec ses personnages, s’il n’y croit pas, le lecteur n’y croira pas non plus. Celui-ci sait qu’il est dans la représentation qui est simulacre, fiction, illusion, il fait semblant... « C’est vrai que dans le roman l’on est dans la « croyance ». Cependant il faut veiller à ce que l’illusion soit vraie, qu’elle atteigne une puissance analogue à celle du monde réel. C’est étrange et bouleversant que l’on puisse éprouver des émotions si intenses par procuration ! Il faut que l’œuvre produise tout cela et ainsi elle nous grandit. Toutes les grandes œuvres nous permettent de déployer des sentiments que l’on n’a pas toujours le temps de développer dans la vie courante ».

P comme Personnages

Les personnages, que nous rencontrons au fil de ces pages et auxquels nous sommes si attachés, constituent sans conteste les multiples piliers de son œuvre. Mais la façon dont elle met le lecteur en lien avec ces acteurs principaux et secondaires est bien particulière. Premièrement car l’auteure adhère avantage à la suggestion qu’à la description.
« Je ne décris pas mes personnages mais je leur permets d’être présents par leurs gestes, leurs actes, leurs mouvements... Je les suggère, je les « silhouette » : une nuque, une taille, une démarche... On les imagine très facilement, précisément parce que je ne les décris pas. » Pas plus qu’elle ne décrit de décors ! Ainsi les bruits, les odeurs, la lumière et les ombres existent en fonction de la présence des personnages. Ceux-ci traversent les lieux pour que ceux-ci existent. Rien ne doit être décoratif, factice, inutile. Toute description se doit d’être « narrative », de servir le roman.

Deuxièmement, car elle nous fait rencontrer des hommes et des femmes qui nous sont familiers. « Ces hommes et ces femmes, nous les avons rencontrés dans la vie. Ces figures littéraires nous touchent parce qu’elles existent dans la vie réelle ».

Enfin car elle laisse planer un important mystère sur chacune de ces personnalités.
« Tous mes héros conservent d’importantes zones d’ombre et il ne m’appartient pas de résoudre tout le mystère de ces êtres. La vie réelle est d’ailleurs ainsi faite. A certains moments de la vie on est à l’avant-plan et ensuite l’on peut disparaître comme certains de mes personnages qui quittent le décor, dont on ne sait plus rien tout un temps. Mais le lecteur sait qu’ils conservent une existence propre en dehors de mes lignes, il les adopte facilement car ils ne sont pas transparents. Il ne sait pas tout sur eux mais il peut, par contre, tout imaginer... ».

P comme Plan

Le danger, le vertige même de la fresque serait pour l’écrivain de tout tracer d’avance et que tous les personnages existent dans sa tête avant de commencer, qu’un plan concret soit tracé. Mais ce n’est pas du tout le cas ici !
« En fait, au début, il a quelques grandes figures. Puis, ce genre de roman produit, engendre à la périphérie des personnages secondaires, plus ténus, que j’adopte à mesure. Je ne renonce à aucun d’eux car chacun a droit à son roman. Certains disparaissent mais continuent à vivre leur histoire. Je ne les oublie pas ; rien n’est jamais perdu car dans notre propre vie, rien n’est jamais perdu. »

C comme Coups de cœur

Traditionnelle question : « Si vous deviez citer deux romans « Coups de cœur » qui vous ont particulièrement enchantée ? »
« J’achève ces jours ci, Roman de Vladimir Sorokine qui fait basculer toute la tradition du roman russe dans une langue concassée au-delà de la norme tant au niveau de la langue que du scénario. J’ai également été très marquée par Petite prose du grand écrivain suisse de langue allemande, Robert Walser... »

F comme Faim de livres

« Dans les rencontres que je vis avec des jeunes dans certaines écoles, j’ai parfois trouvé une plus grande faim de livres et de culture et une créativité plus inventive chez les jeunes de quartiers réputés difficiles que chez les jeunes élites du désert culturel des beaux quartiers, faisant preuve assez souvent d’ un mépris condescendant ».

B comme Baptême à la lecture

L’auteure utilise volontiers l’expression du « Baptême à la lecture » et elle se souvient...
« Moi-même, je dois beaucoup à la littérature populaire. J’ai le souvenir, en vacances chez mes grands-parents paysans, d’une bibliothèque faite de ces romans sentimentaux, de ces bas de pages de journaux reliés et cousus à la main par ma grand-mère. Et je mets d’ailleurs ces lectures dans les mains de mes personnages... Mes parents ouvriers m’avaient mise à l’école républicaine et laïque et nous envoyaient à la bibliothèque. A la fin de « Dans la main du diable », je rends hommage à une bibliothécaire qui m’a « baptisée à la lecture »...C’est grâce à elle que je suis « tombée en lecture ».

C comme Cinéma

Une telle œuvre, on s’en doute, devrait intéresser plus d’un cinéaste ? A-t-elle été approchée pour porter ces pages à l’écran ?
« Il existe un projet avec France télévision qui a acheté les droits à « Actes Sud ». Un scénario est en cours de rédaction mais je ne suis que consultante. Ces épisodes devraient être diffusés en 2013 ».

J comme Jeunes

L’auteure a, à plusieurs reprises, rencontré des jeunes en milieu scolaire. Quel regard porte-t-elle sur la place de la littérature à l’école ?
« L’école est là pour jouer son rôle, apprendre à lire et à écrire. Elle répond ainsi à l’attente des parents, notamment. Tout comme les livres de jeunesse qui abondent aujourd’hui. Mais beaucoup d’enseignants se sont malheureusement emparés de cette production comme outils pédagogiques et les utilisent afin de répondre à diverses questions du comment agir dans telle ou telle situation... C’est dangereux. Parce que la littérature n’a pas à moraliser ni à socialiser et que les enfants risquent de croire que c’est cela, la littérature. Or, pour qu’un enfant devienne lecteur, il lui faut d’autres aventures et d’autres accidents. Nous avons à être des « passeurs » sans aucun a priori ».

P comme Pense à demain

Pour les deux autres volumes, j’avais pensé à deux titres différents : « Le cahier hongrois » et « La petite bague bleue ». Cette fois, j’ai choisi moi-même le titre, car cette petite phrase est capitale dans le troisième roman. J’ai tenté, avec l’aventure de cette trilogie, de surplomber notre siècle, de relire notre histoire et j’avais la matière pour un quatrième volume. Mais j’y ai renoncé au profit d’un long épilogue de deux cents pages. Parce que je manquais du recul nécessaire sur les événements d’après 1963. C’est aux intellectuels à nous éclairer, à nous avertir aujourd’hui... Mais que disent-ils ? Plus tard, nos enfants nous demanderont : « Comment n’avez-vous pas vu venir ? » Ce troisième roman pose la question sous forme d’invitation : « Pense à demain ».