La filière pour sortir le secteur du livre de l’ornière… avec les bibliothécaires !

Publié le 25 juin, par Sylvie Hendrickx


Crédit photo Bruno d’Alimonte

Alors que de nombreuses études révèlent l’importante fragilité qui pèse actuellement sur l’écosystème du livre en Belgique francophone, il est nécessaire, voire impératif, d’envisager des perspectives pour sortir de l’ornière et ce, dans un dialogue interprofessionnel. Mais qu’en est-il de la voix des bibliothécaires ? C’est précisément pour écouter les points de vue de représentants de cette profession qu’était organisée, ce lundi 22 avril dernier à Marche-en-Famenne, cette constructive réunion, menée à l’initiative de la Bibliothèque centrale de la Province de Luxembourg. L’idée directrice ? Convier les membres de son Conseil de Développement de la Lecture et l’ensemble des opérateurs directs de son territoire à une après-midi de réflexion autour des enjeux professionnels et des perspectives d’avenir du secteur du livre, et ce, en dialogue avec le journaliste Alain Lallemand : le tout sous la houlette aiguisée du Service du Livre Luxembourgeois.

Améliorer l’articulation du secteur et son financement

Le secteur du Livre, Alain Lallemand le connaît très bien ! Spécialisé en effet en politiques culturelles au journal Le Soir, romancier de surcroît, le journaliste suit, notamment, l’actualité du secteur dont il analyse, chiffres et statistiques à l’appui, l’évolution et les importants défis qui sous-tendent sa longévité. Dernièrement, nombre de ses articles ont tiré la sonnette d’alarme concernant la récente fragilisation de notre écosystème du livre et c’est donc par cette information, bien préoccupante, que très légitimement, il débute cette rencontre. En effet et, comme il le précise à l’auditoire, cette vulnérabilité, liée notamment à l’augmentation des coûts structurels suite à l’indexation des salaires et à l’envolée des prix des matières premières, est particulièrement visible ces dernières années à travers la disparition de maisons d’édition belges indépendantes, à l’instar des éditions Onlit en janvier dernier, mais également la mise en difficulté de librairies parmi les plus emblématiques, tel que Filigranes à Bruxelles.

Toutefois, alerter est une chose ! Envisager des solutions en est une autre ! Et c’est bien dans cette voie constructive que veut également s’engager cet observateur. En effet, pour endiguer cette situation au sein d’une chaîne du livre dont les maillons sont fortement interdépendants, les perspectives d’avenir résident, à ses yeux, dans une meilleure articulation des structures du livre en Fédération Wallonie-Bruxelles et notamment entre le secteur de la Lecture publique et celui de Lettres et Livre. Le Contrat pour la filière du livre, issu des mesures positives de soutien au secteur qui ont vu le jour pendant la crise Covid de 2020-2022, constitue, dans cette dynamique, un objectif positif et porteur de sens par sa volonté de mutualiser les actions des acteurs d’un territoire et d’articuler les aides des différents niveaux de pouvoir. Cependant, selon le journaliste d’investigation, des outils manquent en Fédération Wallonie-Bruxelles pour que ce Contrat de filière puisse prendre sa pleine mesure, à savoir de meilleurs systèmes de soutien pour des maisons d’édition et des librairies fortes. Or, Lettres et Livre, s’il constitue un secteur majeur des industries culturelles et créatives, fait l’objet d’un sous-financement et ne bénéficie plus aujourd’hui que de 0,51% du budget culturel de la Fédération Wallonie-Bruxelles contre 4,3 % en 1972 !

« En comparaison, si on prélève 1 euro de nos impôts pour le secteur du livre, 31 euros vont à celui du théâtre, sans même qu’il y ait d’exigence de création de la part de celui-ci. »

Aussi, en contraste des moyens mobilisés en audiovisuel ou en arts de la scène, la création éditoriale se sent abandonnée. Une situation que ne s’explique pas le journaliste qui rappelle que le livre est le premier support de connaissances et le média qui offre au consommateur l’expérience de co-construction de l’imaginaire la plus libre et émancipatrice.

Pour porter ces enjeux interprofessionnels, le secteur dispose d’un organe de représentation, le PILEn (Partenariat Interprofessionnel du Livre et de l’Édition) , qui s’est, d’une part, tourné vers la Région wallonne dans une amorce de dialogue afin d’obtenir davantage de soutien de la part de ce niveau de pouvoir et, d’autre part, a adressé aux politiques en vue des élections un Mémorandum qui défend une série de mesures très précises. Parmi celles-ci, l’extension du Tax shelter, un incitant fiscal destiné jusqu’ici à encourager la production d’œuvres audiovisuelles et scéniques, afin que le secteur du livre puisse également en bénéficier. Plus intéressante encore aux yeux du journaliste, cette revendication par le PILEn de la création d’un fonds d’investissement Wallivre, à l’instar de Wallimage créé en 2001 pour booster la créativité dans l’industrie audiovisuelle, ou encore l’appel au fonds d’investissement ST’ART, en tant qu’outil très réactif pour les besoins financiers ponctuels.

Quelle place pour les bibliothèques ?

Après ce panorama des enjeux actuels pour l’écosystème du livre, le temps est venu d’échanger avec le public de bibliothécaires présents et d’écouter attentivement les revendications du terrain. Précisément, ce secteur de la Lecture publique et son financement, le journaliste en suit également l’évolution et fait part à l’auditoire de son regret de constater que « les bibliothécaires constituent les acteurs de la chaîne du livre globalement les moins représentés au sein des médias publics ». Une fois encore, en observateur aiguisé des politiques culturelles, il émet certaines hypothèses… Selon lui, les raisons de cette situation regrettable sont à chercher du côté d’une représentation éclatée qui rend difficile la prise en compte de l’ensemble des opérateurs et, également, d’un déséquilibre dans le rapport avec les acteurs marchands de la chaîne du livre.

Concernant ce dernier point, Alain Lallemand encourage les bibliothécaires à percevoir les auteurs comme leurs partenaires naturels au sein de la coopération entre acteurs du monde du livre, et ce davantage encore que les éditeurs ou les libraires. Selon lui, il apparait crucial de valoriser des tournées d’auteurs en bibliothèques qui, sans être directement orientées vers la vente, offrent l’opportunité de développer du lectorat. Les bibliothèques constituent en effet l’opérateur culturel qui, d’une part, soutient le plus les fonds éditoriaux et, d’autre part, touche le plus large public. Les bibliothécaires présents soulèvent à ce propos le manque d’aide de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles en l’absence de soutien similaire au dispositif « Écrivain en classe ».

L’occasion pour le journaliste d’inviter les bibliothécaires à partager leur point de vue concernant les autres enjeux liés à leur profession. Parmi ceux-ci, les bibliothécaires évoquent la charge administrative écrasante, le manque de formations continuées en lien avec la fonction de bibliothécaire dirigeant, la nécessité d’une formation initiale adaptée à la réalité du métier d’aujourd’hui (par exemple en matière d’animations) et l’importance d’un plaidoyer en faveur d’une profession qui demande encore et toujours à être mieux connue et revalorisée.

Ce que le fleuve doit à la plaine

Après cette partition composée d’échanges, analyses et hypothèses, le temps est venu de terminer cette après-midi par une note toute littéraire avec la présentation de la seconde casquette de l’invité ! Car, Alain Lallemand, lui-même ancien reporter de guerre, mène, à l’instar de certains collègues comme Benoît Vitkine, correspondant pour le journal Le Monde en Russie, une carrière de romancier. En atteste son dernier ouvrage, Ce que le fleuve doit à la plaine, paru aux éditions Weyrich en février dernier. Situé en Crimée en 2014, théâtre d’une invasion silencieuse, ce récit est celui d’une amitié entre un Cosaque et un Tatar, soumise aux tensions de l’Histoire et de leurs différences culturelles. L’occasion pour Alain Lallemand, qui a notamment couvert l’invasion de la Crimée, de livrer l’articulation entre son métier de journaliste et de romancier, en réponse aux questions d’Alicia Morette, responsable du Service du Livre Luxembourgeois.

« Pourquoi le journalisme ne suffit-il pas ? »
« Il y a trop peu de place dans les colonnes des journaux pour l’ampleur de ce qui est perçu en tant que journaliste », souligne Alain Lallemand. Pour autant, celui-ci n’écrit pas de livres sur la guerre mais des récits qui se déroulent en zones de conflits et nous parlent de l’humanité et de ses réactions lorsqu’elle est confrontée à l’impensable. « Ce qui m’a marqué en Crimée et a donné lieu à ce roman, c’est la dissolution des amitiés et des amours qui s’est produite très rapidement », confie-t-il.

« Qu’est-ce que le romancier doit au journaliste ? »
Au-delà des besoins de la fiction, le romancier s’interdit toute liberté qui irait à l’encontre des réalités sociales, historiques, géographiques des situations vues et vécues en reportage. Son éthique professionnelle consiste à ne pas tronquer le réel. « Il y a des leçons de vie à aller chercher en temps de guerre, confie-t-il, qui permettent d’apprécier la paix dans laquelle nous évoluons ».

Une conclusion positive pour cette riche après-midi. Non seulement, celle-ci a permis à chacun de disposer de l’expertise d’un professionnel attentif et impliqué dans l’analyse pertinente et aiguisée des secteurs des Lettres et du Livre, et de la Lecture publique, tout en faisant mieux connaissance avec un écrivain particulièrement engagé ! Le tout dans une ambiance à la fois conviviale, porteuse de questionnements, de solutions et de nombreux échanges entre membres d’une profession bien encouragée à désormais mieux faire entre sa voix !