Cueillette - En romans graphiques

METAMORPHOSES

Publié le 29 septembre 2023, par Valérie Detry


Cette sélection de quatre romans graphiques poétiques, inspirants et humanisants pour vivre cette rentrée avec des yeux renouvelés, métamorphosés…

MERMOUX Dominique et CORTES Edouard, Par la FORCE des ARBRES, Rue de Sèvre, 2023

Ce roman graphique du dessinateur français Dominique Mermoux nous propose une juste et sensible adaptation du récit autobiographique de l’écrivain et philosophe voyageur Edouard Cortès qui, tel un « Baron perché » des temps modernes, s’est réfugié à six mètres de haut dans une cabane vitrée à la cime d’un chêne truffier du pays de son enfance, pour y expérimenter un voyage immobile au cœur de l’essentiel. Tout commence ici par deux pages silencieuses : zoom sur un vaste paysage du Périgord noir, un écureuil au pied d’un chêne, une échelle qui donne envie de grimper avec lui. Puis le monologue s’installe et Edouard Cortès se raconte… Berger sept ans durant avant de jeter l’éponge, étouffé par la paperasse administrative incongrue et les attaques à répétition contre ses chèvres, il confie avoir hésité entre deux voies : prendre une corde pour se pendre ou l’utiliser pour hisser matériels et vivres en haut d’un grand chêne ! Optant donc pour la deuxième solution, il nous offre le privilège de renaître avec lui au travers de son récit poétique, naturaliste et philosophique. Ces quelques mois d’isolement contemplatif l’amènent en effet à instaurer des rituels pour rythmer ses journées. Et, tel un ermite observant aux jumelles ou à la loupe le foisonnement réconfortant de la vie qui l’entoure, s’éclaircit peu à peu son regard sur la vie… L’écriture poétique et philosophique de Cortès s’accorde à merveille avec les illustrations de Dominique Mermoux, dans une utilisation très libre de la page sans la moindre case. Une alternance aussi entre des planches consacrées aux souvenirs dans les tons marron et sépias et celles aux couleurs vives du présent. Un roman graphique qui donne à réfléchir et suscite l’envie de « s’enforester » pour découvrir les bienfaits d’un bain de forêt et regarder le monde avec des yeux renouvelés.

MOREAU Jérémie, Les Pizzlys, éd. Delcourt, Mirage, 2022

Après l’âpre épopée islandaise, La Saga de Grimr, qui lui a valu le Fauve d’or d’Angoulême ou, encore, après la somptueuse fresque animalière Le discours de la panthère, l’auteur et illustrateur français Jérémie Moreau nous offre avec Les Pizzlys un récit profondément écologique, philosophique et humaniste. Au cœur de ce superbe roman graphique d’une grande puissance métaphorique, il nous emporte, entre Paris et l’Alaska, au cœur d’un conte moderne sur les traces d’un étrange « pizzly » : subtil mélange d’ours polaire et de grizzly et ce, au travers de décors fascinants. Nathan, Etienne et Zoé composent une fratrie parisienne addict des Uber et des consoles de jeux et vont être cependant amenés à se déconnecter du monde pour survivre au changement climatique. L’aîné, Nathan assume la charge de son frère et de sa sœur depuis la mort de leur mère. Piégé dans le tourbillon à cent à l’heure de son quotidien de taximan, il est en train de perdre pied lorsqu’il rencontre Annie, amérindienne généreuse qui lui propose une rupture salutaire dans un cabanon sans électricité ni confort qu’elle possède dans les forêts d’Alaska. Confronté à ces nouvelles habitudes et sensations, chacun d’eux va se reconstruire et, non sans mal, se sevrer de la vie moderne et des jeux virtuels pour découvrir le bonheur. A leurs côtés, nous devenons trappeurs pisteurs sur les traces des étranges pizzlys. Ces derniers nous inviteraient-ils à nous rappeler le temps du Grand Rêve et nous souvenir du mythe où, avant la grande séparation, animaux et hommes avaient la même forme, parlaient le même langage et se comprenaient ? Fasciné depuis l’enfance par l’oeuvre de Winsor Mc Cay, créateur de Little Nemo, Jérémie Moreau a ancré en lui le goût des philosophies, de la puissance du rêve et, à chaque album, nous semble franchir un nouveau palier dans l’aboutissement de cette recherche du merveilleux métaphorique. Avec un retour à une technique traditionnelle à la main, Les pizzlys nous éblouit par sa fluidité, son sens du mouvement et ses jeux de couleurs audacieux qui nous attirent, font rêver, apaisent et unifient. Une fascinante invitation donc à nous « métamorphoser » en retournant nous émerveiller sur les traces des animaux entre terre et ciel !

ZABUS et HIPPOLYTE, Mademoiselle Sophie ou la fable du lion et de l’hippopotame, Dargaud, 2023

Le scénariste belge Vincent Zabus et le dessinateur français Hippolyte n’en sont pas à leur première collaboration marquée par une même délicatesse du trait et du propos. Après Les Ombres sur les drames de l’exil et Incroyables !, qui leur a valu en Belgique le prix Atomium du meilleur roman graphique, ils nous reviennent avec une tendre fable aux métaphores animalières. Mademoiselle Sophie ou la fable du lion et de l’hippopotame est un très touchant roman graphique qui nous parle des métamorphoses du corps humain, subies, moquées ou mutuellement accueillies. Derrière ce titre quelque peu interpellant, voici les deux protagonistes : un jeune pré-ado, Romain, onze ans, en pleine mue, questionnements mais aussi croissance tel un lion et, à ses côtés, son institutrice bien-aimée, Mademoiselle Sophie qui, elle, n’arrête pas de grossir à l’image de l’hippopotame… L’embonpoint de sa maîtresse d’école devient tel qu’elle a du mal à se mouvoir et devient la risée des élèves. Décidé à trouver un moyen de l’aider à sortir de ce mal-être qu’il pressent sans le comprendre, il va mener l’enquête pour comprendre d’où vient sa « mal-à-dire » des troubles alimentaires. Peu à peu, il découvrira à quoi peut ressembler la dure réalité du monde des adultes : le lion apprendra à grandir en aidant l’hippopotame à accepter ses rondeurs ! Ce roman graphique fait preuve d’une grande justesse et témoigne d’un humour tout en finesse avec ces traits relâchés, parfois caricaturaux à la Sempé. Derrière une apparente simplicité couplée à une impression de légèreté, il aborde pourtant des sujets graves et des questions délicates de métamorphoses et nous invite également à la tolérance et à l’empathie. Enfin, la matière de ce roman graphique, propice à la mise en scène, pourrait donner envie à quelques institutrices ou bibliothécaires d’imaginer d’autres fables animalières de tolérance et de bienveillance et d’autres symbioses possibles pour adoucir notre monde…

BAUR Cati, Pisse Mémé, Dargaud, 2023

Cati Baur nous avait déjà séduite précédemment dans l’adaptation en roman graphique de la série littéraire jeunesse « Quatre sœurs » de Malika Ferdjoukh aux éditions Rue de Sèvre. Toujours en lien avec la thématique de la sosorité, elle nous propose une comédie rafraîchissante et pétillante sur le parcours de vie de quatre copines dans la quarantaine. Ces différents portraits de femmes, certes aux résonnances « Bretécherienne » sont en quête de sens et de bonheur. Peu à peu, elles retrouvent un nouvel élan en se transformant autour d’un projet commun un peu fou, émancipateur et un brin militant : ouvrir un bar, le nommer « Pisse Mémé », leur permettant de vivre tout en faisant découvrir leurs différentes passions, des livres à pâtisserie en passant par le yoga. On se plaît à suivre de bout en bout leur entreprise dans l’air du temps où chacune peut se retrouver, s’identifier ou imaginer de nouveaux possibles. Après un héritage, arrivant à point nommé, tout s’enchaîne : la recherche de fonds participatifs, les travaux de bricolage pour transformer cet ancien magasin de pêche en bar à tisanes, l’ouverture festive, la gestion de clients pas toujours agréables ou les mésaventures liées au nom même du « Pisse Mémé » qui, en langage familier, signifie tout simplement infusion, tisane ou thé… Ce livre très féminin, pétri d’un tendre humour, est une ode à la sororité et à l’amitié où bien-être individuel et collectif se conjuguent aussi avec engueulades, rigolades, moments intenses ou légers. Cati Baur, observatrice de l’ombre, aime croquer avec tendresse ses contemporains et ces petits détails qui donnent vie, saveur et vraisemblance à ces fictions. Quatre protagonistes très différentes, mais toutes très humaines et touchantes, nous invitent à créer ou recréer du lien entre femmes et instaurer de belles « symbiose » qui nous métamorphosent pour mieux profiter avec humour de la vie telle qu’elle nous arrive. Un roman graphique réconfortant qui sort des sentiers battus !