Andreï Kourkov et la défense de l’identité ukrainienne

Publié le 9 janvier 2023, par Sylvie Hendrickx


Alors que le conflit en Ukraine s’enlise aux portes de l’hiver, le peuple ukrainien commémorait dernièrement un autre épisode meurtrier de son histoire : l’Holodomor ou l’« extermination par la faim » infligée par le régime stalinien. Cette commémoration aux résonances particulières illustre, une fois de plus, le long combat de l’Ukraine pour sa liberté et la défense de son identité. Un combat qui passe aussi par la voix de ses écrivains, à l’instar d’Andreï Kourkov, invité exceptionnel de la librairie liégeoise « Pax » ce 24 novembre et que nous avons eu le plaisir d’aller écouter.

Depuis le début de la guerre, l’écrivain ukrainien de 61 ans sillonne en effet l’Europe avec un double objectif. Non seulement, il souhaite alerter les occidentaux sur les réalités du conflit mais, parallèlement, il mène un travail de sensibilisation à l’identité culturelle de son pays qui passe par la rencontre avec le public. Celui-ci était particulièrement nombreux, une centaine de personnes, à venir écouter ce messager d’exception qui, depuis le succès de son premier roman Le Pingouin (Liana Levi, 2000), apparait comme un représentant majeur de la littérature ukrainienne contemporaine. Durant une heure de dialogue avec un médiateur de la librairie, c’est avec une belle simplicité et dans un remarquable français, l’une des six langues qu’il parle couramment, qu’Andreï Kourkov a évoqué ses romans et, à travers eux, son engagement d’écrivain.

De ce riche échange, nous avons retenu quatre thèmes particulièrement émergeants.

Tout d’abord, Andreï Kourkov, lui-même locuteur ukrainophone mais écrivain russophone, soulève l’enjeu politique majeur qui entoure la langue ukrainienne depuis la russification de son territoire. Entreprise dès le 19e siècle par le tsar Alexandre Ier, cette politique a été à nouveau renforcée par les soviétiques au cours des années 70-80. Dans ce contexte très névralgique, rien d’étonnant de constater que, depuis le début du conflit actuel, cette question linguistique pousse certains écrivains russophones du pays à se tourner vers l’ukrainien comme unique langue d’expression et ce, dans une perspective identitaire. Pour Andreï Kourkov, l’enjeu est cependant, au-delà de la langue, de faire connaitre et rayonner la spécificité culturelle ukrainienne, à travers ses arts, et notamment sa littérature qui, déplore-t-il, est encore trop souvent rattachée à la tradition littéraire russe.

L’auteur évoque ensuite la dimension engagée de ses romans qui, interdits en Russie depuis 2005, entendent mettre en lumière certaines réalités de la vie du peuple ukrainien. Ainsi, son roman Les abeilles grises (Liana Levi, Prix Médicis étranger 2022) met en scène, dans le no man’s land frontalier du Donbass, deux ennemis d’enfance forcés de se serrer les coudes, coincés entre l’armée ukrainienne et les séparatistes pro-russes. « Il existait des centaines de livres sur le conflit du Donbass, explique l’écrivain, mais rien sur la vie des civils qui continuent à vivre chez eux malgré la guerre. Mon roman veut leur donner une voix. »

Par ailleurs, au cours de cet échange, transparait la variété d’approches littéraires qui constituent son œuvre engagée. Ainsi, Le Pingouin, tout comme Les abeilles grises, s’inscrivent dans la lignée littéraire de ceux qui résistent à l’oppression par l’usage de la métaphore et de l’humour en livrant une satire acérée de la société post-soviétique. Son dernier roman L’Oreille de Kiev (Liana Levi, 2022), s’il lui permet à nouveau d’éclairer l’identité ukrainienne, relève quant à lui d’un tout autre genre, le polar historique. En effet, à travers la période mouvementée de la guerre civile de 1919 qui suit la chute du régime tsariste, Andreï Kourkov donne à percevoir la mentalité individualiste des ukrainiens, réfractaire à la mentalité collective russe, et pour laquelle la liberté est plus fondamentale que la stabilité.

Enfin, Andreï Kourkov se livre sur la mise en suspend de son écriture romanesque depuis l’entrée en guerre de son pays. En effet, l’écrivain, qui a fait le choix de rester en Ukraine, se consacre désormais à la rédaction d’essais et d’articles destinés à informer sur les réalités du conflit. Un devoir qu’il avait déjà ressenti au moment de rédiger son Journal de Maïdan lors de la révolution ukrainienne de 2014. Aujourd’hui, il publie Journal d’une invasion, traduit en anglais, qui témoigne de l’histoire de son pays de décembre 2021 à juillet 2022.

C’est sur cette évocation de son travail davantage tourné vers l’axe journalistique que l’auteur a souhaité ouvrir et clôturer cette rencontre, marquée certes par un partage de nombreuses informations mais également par une certaine émotion au vu de ce contexte particulier. Aussi, l’auditoire retint son souffle lorsqu’au moment de se quitter, l’écrivain réaffirma, en guise d’au revoir, son rêve de revenir vers l’écriture de romans, comme un vœu de paix retrouvée.

Bibliographie (non exhaustive) d’Andreï Kourkov
Le Pingouin, Editions Liana Levi, 2000
Journal de Maïdan, Editions Liana Levi, 2014
Les abeilles grises, Editions Liana Levi, 2022
L’Oreille de Kiev, Editions Liana Levi, 2022
Diary of an Invasion, Mountain Leopard Press, 2022 (traduction anglaise)