Avec Karel Logist, poète et bibliothécaire

Publié le 6 janvier 2014, par Sylvie Hendrickx


Passerelles et liberté
Poète et documentaliste mais aussi critique littéraire et animateur culturel, Karel Logist fait partie de ces hommes qui se mettent sans réserve au service du livre et de l’écrit. En cette fin d’année qui a vu récompensé son dernier recueil poétique, Desperados, paru à l’Arbre à Paroles ; il nous partage en toute simplicité sa conception ouverte de la création littéraire et le fil rouge à la base de ces nombreuses activités de promotion et de diffusion de la littérature : faire tomber des barrières, démystifier, donner place à l’écriture de l’autre, créer de nouveaux espaces pour la poésie…

S.H. Lorsque l’on observe votre parcours, on est frappé par l’importance que vous accordez au partage littéraire. S’agit-il d’une priorité ?

K.L. Oui, tout à fait. Ce qui m’a fait prendre conscience de l’importance de ce partage, ce sont les nombreuses rencontres d’écrivains que j’ai animées avec Pascal Leclerc à la Bibliothèque provinciale des Chiroux dans le cadre de « Je dis livre » mais aussi à l’asbl liégeoise le Fram jusqu’en 2011. Je me suis rendu compte au cours de ces animations littéraires que le public a un rapport tout à fait différent à une œuvre lorsque l’auteur se trouve présent dans sa simplicité et son humanité pour lire ses textes ou parler de son travail. Cette présence constitue à mon avis une passerelle vraiment déterminante. Combien de gens ne seraient pas allés naturellement vers un livre qu’ils ont finalement lu à la suite d’une rencontre littéraire ! De plus, j’ai toujours été très étonné de la facilité avec laquelle, dans notre petit pays, les écrivains acceptent de se déplacer pour parler de leurs oeuvres.

S.H. Les rencontres de poètes attirent-elles encore un public ?

K.L. Dans l’ensemble, nous avons reçu plus de romanciers que de poètes. C’est un exercice très particulier d’amener un poète à parler de son œuvre car la poésie est plus difficile à communiquer. Mais je remarque que, depuis une trentaine d’années, elle sort quand même de plus en plus facilement de son « ghetto » par le biais de soirées-lecture ou de micro ouvert…

S.H. La poésie garde pourtant une réputation élitiste…

K.L. Il est vrai qu’à une certaine époque les poètes ont cultivé l’hermétisme et, à mon avis, la communication avec le lecteur potentiel s’est un peu perdue dans ces années-là. Mais il faut savoir qu’il s’agit d’une tendance tout à fait française ! Dans les pays anglo-saxons, par exemple, il n’y a pas eu cette cassure avec le public : les gens achètent de la poésie, les poètes contemporains sont connus… Tout comme dans les pays de l’Est où la poésie est restée assez populaire. Mais, comme je le disais, j’ai l’impression que les choses changent aussi en francophonie depuis une trentaine d’années. Avec les courants français qu’on a appelés « lyriques », on a vu une réintroduction de la narration et de l’anecdote dans les écrits poétiques. Beaucoup de poètes actuels, parfois également romanciers - je pense en Belgique à des auteurs comme Guy Goffette ou William Cliff - ont le sens de la narration et écrivent une poésie assez accessible. Il revient peut-être aux poètes d’aujourd’hui de tenter de réparer les erreurs passées en allant davantage vers le public, par leur poésie mais aussi physiquement lors de rencontres.

S.H. Ce contexte ne rend-il pas d’autant plus urgente la mise en place d’autres lieux, d’autres moyens pour dire la poésie ? Comment envisagez-vous cette question ?

K.L. Pour moi, il est effectivement important que la poésie circule par d’autres médias et fasse l’objet de lieux d’échange. Il est dommage que la presse et les médias francophones lui octroient si peu de place par rapport à certains médias étrangers qui publient régulièrement des poètes contemporains. Je crois très fort à la nécessité de créer un besoin de poésie. On vit dans un environnement culturel qui met fortement en valeur une certaine idée de la poésie au cinéma, dans l’image, dans la chanson mais qui pourtant fait l’économie de réellement lire ou écouter des textes poétiques. On pourrait très bien imaginer un comédien déclamant, après le journal télévisé du soir, un poème pendant une minute… Je suis sûr que ça n’embêterait pas les gens ! L’essentiel est de créer des espaces où la poésie serait attendue. Certains bibliothécaires le font en affichant chaque jour un nouveau poème sur leur page internet. C’est également une chose que Jacques Izoard avait mise en place. Il avait beau enseigner le français dans une école technique et professionnelle, il avait inventé « le poème du jour » par lequel il débutait chaque cours. Ses élèves étaient vite devenus très assidus et ne lui permettaient pas un oubli !

S.H. Vous-même avez l’habitude de vous rendre dans les écoles avec le programme « Ecrivains en classe » du Service de la Promotion des Lettres.

K.L. Oui, j’ai cette chance depuis quelques années. Cette opération fonctionne vraiment très bien notamment grâce aux professeurs de français qui prennent cela très à cœur. En tant qu’auteur, on n’a pas du tout le sentiment de débarquer dans ces classes pour faire de la figuration ou occuper les élèves pendant deux heures. En général, les élèves ont déjà préparé une série de lectures poétiques et, même si leurs questions sont parfois naïves, elles donnent toujours lieu à des échanges intéressants.

S.H. Parler de poésie à des jeunes, trouve-t-il encore un écho ?

K.L. Oui, j’en ai l’impression. Quand j’arrive dans une classe, je ressens dans l’ensemble une ambiance assez favorable à la poésie. Et je pense que les jeunes sont sincères. C’est un domaine qui les tente, peut-être parce qu’il y a ce rapprochement possible avec la chanson. Des mouvements comme le slam, par exemple, ont rendu proche des jeunes une certaine poésie paradoxalement assez versifiée. Je rencontre très souvent une remarquable audace chez les jeunes slameurs. Ils sont capables de produire des textes très étonnants en peu de temps ou en semi-improvisation. De leur côté, les filles écrivent souvent une poésie plus personnelle et intériorisée qui n’a pas vocation d’être partagée.

S.H. Que désirez-vous transmettre en priorité lorsque vous allez dans ces classes ?

K.L. Chez les jeunes, le problème que je rencontre le plus souvent est qu’ils assimilent automatiquement « poésie » avec « vers et rimes ». Parfois ils se contraignent vraiment dans leur écriture et il faut leur expliquer que la rime n’est plus du tout obligatoire, qu’il existe effectivement la poésie classique mais aussi le vers libre, le poème en prose… Ma priorité est de leur réinsuffler cette idée que la poésie est vraiment le lieu de la liberté, le genre qui peut tout accueillir. Cette idée est assez difficile à faire passer mais j’aime les étonner. Francis Ponge, qui a écrit de la poésie à partir de toute une série d’objets quotidiens, est pour cela un exemple idéal. Lorsque l’on peut écrire un poème entier sur un morceau de savon, c’est que tout est possible !

S.H. Toujours dans cet esprit de partage, vous animez des ateliers d’écriture pour adultes… Comment les envisagez-vous ?

K.L. Depuis cinq ou six ans, j’anime des ateliers réguliers à Liège et, de façon plus ponctuelle, des week-ends consacrés à l’écriture. J’ai deux priorités dans ce cadre : la lecture d’autres poètes et une certaine humilité. En effet, les adultes qui participent à un atelier d’écriture écrivent souvent depuis des années et parfois, il est vrai, toujours un peu de la même manière. Je leur amène donc beaucoup de lectures, nous découvrons des auteurs et faisons des exercices d’écriture à partir de leurs œuvres. On partage également toujours nos productions. Tout cela afin que les participants laissent entrer en eux beaucoup de poésie extérieure et puissent sortir un peu de leurs habitudes d’écriture. La rencontre avec la poésie des autres et l’immersion dans la grande diversité de la production poétique sont un peu les objectifs de mes ateliers. L’envers de la médaille est que l’organisation de ces ateliers demande énormément de suivis et une grande disponibilité à l’écriture des autres, parfois au détriment de ma propre écriture.

S.H. Lisez-vous beaucoup de poésie ?

K.L. Oui et là aussi j’ai parfois l’impression que le temps de lecture peut être du temps voler à l’écriture. Le lecteur ne concurrence-t-il pas un peu l’auteur ? C’est une question que je continue de me poser. Cependant, je reste convaincu qu’il faut se nourrir sans cesse de lectures pour écrire, surtout en poésie. Les romanciers souvent s’abstiennent de lire d’autres romans pendant leur écriture de peur que l’univers de leur lecture n’entre en concurrence avec celui de leur écriture. En poésie, les choses sont différentes, on peut toujours continuer de lire car la lecture poétique nous traverse.

S.H. Vous vous êtes également rendu disponible à l’écriture des autres par le biais de l’édition ?

K.L. Oui, avec les poètes Serge Delaive et Carl Norac, nous avons fondé en 1998 l’asbl liégeoise Le Fram qui avait pour vocation de promouvoir la littérature de création. En plus de nos rencontres littéraires mensuelles et de notre revue, nous avons publié et diffusé une quinzaine de recueils. Nous avions une réputation d’éditeur de poésie mais nous avons publié bien d’autres choses dans un esprit ouvert à toutes les formes de littérature, sans chapelle ni école. Depuis l’arrêt des activités de l’asbl en 2011, ces recueils continuent d’être distribués par la libraire Joli Mai de Bruxelles.

S.H. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années d’activité du Fram ?

K.L. Le Fram reste pour moi une expérience très riche d’un point de vue collectif et des années très fécondes en partage et rencontres. Mon seul regret est peut-être de ne pas avoir pu voir les livres publiés mieux mis en valeur. Etre éditeur de poésie en Belgique francophone est un travail vraiment difficile. Il n’y a pas d’échos dans la presse. Le silence est étouffant. Même les libraires à vocation un peu littéraire ont tendance à confiner la poésie à la production patrimoniale des grands éditeurs. Amener sur leurs tables le recueil d’un poète contemporain est une vraie gageure même lorsque son nom n’est pas inconnu.

S.H. Et l’édition poétique numérique ?


K.L.
Internet et la poésie, c’est une histoire extraordinaire. A la fois une nouvelle vitrine, un accès aux poètes connus mais aussi aux amateurs. On assiste notamment à une explosion des blogs poétiques : se diffuser, s’auto-éditer, tout cela est aujourd’hui possible ! Depuis l’avènement d’Internet, on ne peut plus plaider la difficulté d’accès à la poésie.

S.H. Cette année a vu la parution de votre douzième recueil de poésie, Desperados, mais également la réédition chez Espace Nord de votre unique roman, Dés d’enfance, paru initialement chez Luce Wilkin en 1997.

K.L. En vérité, Dés d’enfance se situe plutôt entre le récit et le roman. Au départ, j’écrivais des poèmes en prose qui sont devenus de petites narrations qui mises bout à bout ont formé ce livre. C’est un récit que je revendique comme romanesque mais que j’ai écrit dans le même esprit que ma poésie, avec une sorte de souffle court. Le souffle romanesque pour moi c’est autre chose. J’ai par exemple beaucoup d’admiration pour les romans un peu ethnologiques, ceux de Zola mais aussi de romanciers contemporains capables d’embrasser toute une société avec une moisson de personnages, de vies, d’entremêlements. Cela, la poésie peut essayer de le faire, il y a des personnages dans mes poèmes et des anecdotes aussi, mais ce sont plutôt de petits portraits, de petits tableaux. Mes poèmes sont parfois des photographies, jamais du cinéma.

S.H. Certains de vos poèmes présentent cependant un regard aigu sur la société...

K.L. Oui, de plus en plus. A l’adolescence, lorsque l’on commence à écrire, il est souvent beaucoup question du « je ». On est un peu le nombril du monde et parler de soi est très important. Mais à partir de mon deuxième recueil, j’ai essayé de mettre ce « je » entre parenthèses pour passer davantage aux autres pronoms personnels : « tu », « il », « on ». J’aime placer dans mon texte quelqu’un d’extérieur à moi dont j’essaye de comprendre le parcours, les sentiments au moment où je le croise. J’ai toujours été séduit en poésie par les poètes qui font des portraits, créent des personnages et les font vivre un moment. Je trouve qu’il y a beaucoup de place pour les autres dans un poème. On parle de son propre regard évidement mais l’expérience collective me paraît plus intéressante que l’expérience personnelle, le « on » plus important que le « je ».

S.H. Avez-vous le sentiment que votre métier de bibliothécaire et votre activité de poète soient liés ?

K.L. Mon métier de documentaliste s’inscrit finalement assez peu en lien avec le littéraire puisque je travaille depuis 1995 à la bibliothèque Graulich de Droit et d’économie de l’Ulg où je m’occupe principalement des ebook, des périodiques électroniques… Je crois cependant que le métier de bibliothécaire offre un cadre de sérénité, une certaine perméabilité aux mots et un espace de disponibilité à la création en dehors des heures de travail que d’autres métiers ne m’auraient pas permis. Travailler à l’université m’a également donné l’occasion de poursuivre ma formation personnelle. J’ai suivi une licence en sciences du livre puis une licence en anthropologie culturelle qui m’ont beaucoup apporté du point de vue de l’écriture. Les études forment notre regard sur l’art mais aussi sur la vie. A condition d’être un peu perméable bien sûr, ce que j’essaye toujours d’être… dans mon travail mais aussi dans les transports en commun où j’aime écrire. C’est passionnant d’être là, d’écouter ce qui se passe autour et d’observer comment la vie des autres tout simplement percole à travers vous.

Propos recueillis par Sylvie Hendrickx,
Liège, le 19 septembre 2013

http://www.karellogist.fr/

Les coups de cœur artistiques de Karel Logist

Livre

J’ai relu l’an passé Le Chiendent de Raymond Queneau publié en 1933 aux éditions Gallimard. C’est un roman dense, loufoque et grave à la fois sur la transformation d’un être. On retrouve là tout un petit peuple de personnages oisifs et un peu irréels. J’aime tout Queneau, le poète autant que le romancier. Dommage qu’on le réduise trop souvent aux Exercices de style et à l’OuLiPo. Il est pour moi un des tout grands écrivains français du XXème siècle.

Film

J’ai découvert dernièrement, un peu par hasard, le très beau In the Mood for Love, réalisé par Wong Karwai en 2000. Mettant en scène les remarquables Tony Leung et Maggie Cheung, il s’agit d’une histoire d’adultères croisés superbement racontée et haletante. J’aime que le cinéma me dépayse, plus encore du point de vue social et historique que simplement géographique.

Musique

Adolescent, j’ai écouté beaucoup de musique punk et new wave. L’année de mes dix-huit ans est paru Sandinista, le quatrième album du groupe britannique The Clash. C’est un triple album incroyablement varié et séduisant. Il mêle de nombreux styles que j’aime : rock ’n’ roll, rythm and blues, reggae, jazz, gospel, rap, soul, rockabilly, folk, calypso et dub. Son titre fait référence à la révolution sandiniste du Nicaragua, dans les années Reagan. J’étais très politisé à l’époque, beaucoup plus qu’aujourd’hui hélas. Peut-être par résignation...

Peinture

Nighthawks d’Edward Hopper est un tableau réaliste américain qui montre la solitude des individus dans l’espace d’un bar. Le cadrage, la lumière comme le portrait de l’anonymat urbain me plaisent dans cette oeuvre. Je ne me lasse pas de la revoir. Nighthawks est régulièrement associé à des couvertures de romans. C’est qu’il possède, à mon avis, un potentiel onirique et narratif très puissant.