Publié le 19 octobre 2020, par
Selon une enquête menée par l’UCLouvain et l’Université d’Anvers, un Belge sur deux a souffert de mal-être psychologique durant le confinement. Quant aux incertitudes liées au déconfinement et à la durée de la crise sanitaire et sociale, elles pèsent, elles aussi, lourdement sur notre moral ! Et si, dans ce contexte délétère, les livres pouvaient nous aider à aller mieux ? Pour alimenter cette réflexion, nous donnons la parole à Eloïse Steyaert, bibliothérapeute qui, à travers son projet professionnel « Le mot qui délivre », propose depuis deux ans des séances de bibliothérapie, individuelles ou collectives, dans une optique de mieux-être et de développement personnel.
E.S. L’étymologie du terme « bibliothérapie » nous ramène évidemment au mot « livre » mais également au grec ancien « thérapeia » qui signifie « prendre soin de, en résonance avec », et non pas « soigner », au sens strict, comme on le pense souvent. De ce fait, cette discipline englobe un ensemble de pratiques qui, bien entendu, peuvent prendre place dans le cadre de traitements médicaux mais aussi, plus largement, dans une approche de développement personnel. C’est précisément dans cette seconde optique que se situe ma démarche qui vise à accompagner toute personne en questionnement et en recherche de mieux-être grâce aux vertus de la lecture.
E.S. Elles sont très nombreuses, que ce soit, par exemple, la prévention et la réduction de l’anxiété, la mise en perspective des pensées négatives, l’amélioration du sommeil ou encore le développement de l’intelligence émotionnelle,...
E.S. Tout à fait. Durant le confinement, les livres ont permis de pousser les murs et de s’évader ! Ils ont pu, en quelque sorte, pallier la frustration de beaucoup de personnes hyperactives, en quête de stimulations, de rencontres et de découvertes. La lecture préserve également notre santé mentale et réduit l’anxiété en accordant une pause à notre cerveau qui a tendance à se projeter constamment vers l’inconnu et ses interrogations stressantes. Ensuite, au moment du déconfinement, beaucoup de personnes ont trouvé dans la lecture et ses rituels un moyen de “prolonger” l’état d’apaisement qu’elles éprouvaient dans le rythme de leur vie confinée. Cependant, j’ai également vu beaucoup de bons lecteurs s’alarmer de leur incapacité à lire. C’est important de les rassurer car il est tout à fait légitime de voir, en situations extrêmes, le besoin de sécurité prendre le pas sur le besoin d’art et de littérature.
E.S. Oui, bien sûr. Tout comme elle m’a fait redécouvrir des livres sous un autre angle ! Je citerai notamment, Dans la forêt de Jean Hegland, ou L’Arbre monde de Richard Powers qui s’inscrivent dans une écriture écologique, militante ou dystopique. Ces livres mettent en scène des protagonistes eux-mêmes confrontés à des contextes de crises mais réussissent surtout à nous reconnecter à notre confiance en l’humain et la nature. J’ai également conseillé des oeuvres liées à la (re)découverte de son environnement proche, tel que Chez soi de Mona Chollet, ou encore Une chambre à soi de Virginia Woolf. Plus personnellement, j’ai découvert L’urgence et la patience de Jean-Philippe Toussaint. Ce livre est une pépite salvatrice pour les personnes qui, comme moi, ont un grand besoin de projets et de création. Il nous rappelle que lorsque nous sommes « en pause », même forcée, il se passe toujours beaucoup de choses sous la surface, prêtes à être libérées au moment opportun.
E.S. En effet, le terme « bibliothérapie » est né en 1916, aux Etats-Unis et ce, suite aux observations d’une infirmière, Sadie Peterson Delaney. De manière intuitive, celle-ci a eu recours à la lecture pour soulager les soldats souffrant de blessures physiques mais aussi de chocs post-traumatiques liés à la guerre. Bien entendu, la conscience instinctive des bienfaits de la lecture est bien antérieure à cette époque et on a vu par exemple dès le 17e siècle, apparaitre, notamment en Suisse et en France, des hôpitaux qui disposaient d’une bibliothèque et conseillaient des lectures spécifiques aux patients. Cependant, ce qui a changé en 1916, c’est que, pour la première fois, le corps médical a cherché à mesurer les effets de cette pratique thérapeutique et constaté de manière scientifique que la lecture, à pathologie égale, optimise et accélère la convalescence.
E.S. Effectivement et, notamment, parce qu’aux Etats-Unis la bibliothérapie est une discipline tout à fait instituée, intégrée au cursus des grandes universités depuis les années 1930 ! Aujourd’hui cependant, le travail d’investigation dans ce domaine se poursuit davantage en Angleterre, et plus encore au Québec, avec de grandes figures telles que la chercheuse Katy Roy. Dans ces pays, la bibliothérapie s’inscrit dans une véritable politique de santé communautaire.
E.S. En France et en Belgique, cela ne fait qu’une dizaine d’années que la bibliothérapie se fraye peu à peu un chemin. Dans le monde médical, la thèse d’un médecin français, Pierre-André Bonnet, a joué en 2009 un rôle crucial. En effet, il a mis en lumière le pourcentage élevé de praticiens qui conseillent intuitivement des lectures à leurs patients et ressentent eux-mêmes le besoin de lire pour gérer la charge émotionnelle liée à leur travail. Quant au milieu littéraire, il semble peu à peu accepter l’idée que la lecture, au-delà de l’évasion ou de l’art pour l’art, peut aussi constituer du soin.
E.S. En effet, ces livres sont enthousiasmants ! J’attirerais cependant l’attention sur le fait qu’ils occultent une dimension, selon moi, essentielle de la bibliothérapie : le dialogue. Celui-ci doit, idéalement, prendre place au sein d’un groupe ou avec une personne médiatrice qui, au-delà de la lecture, propose des pistes de réflexions et une écoute bienveillante. En effet, ce qui émerge dans le rapport de l’individu avec sa lecture est central mais, sans tout ce travail connexe de médiation, le risque est grand de tomber dans l’écueil réducteur du livre « médicament » à partir duquel le lecteur doit se débrouiller et dégager seul des orientations pour aller mieux.
E.S. Il existe plusieurs écoles à ce sujet. En Amérique, la bibliothérapie se réduit presque exclusivement aux livres de coaching personnel. Ceux-ci présentent cependant l’effet pervers d’offrir, le temps de la lecture, une dose de motivation importante mais, malheureusement souvent éphémère. Le lecteur risque ensuite de voir son malaise aggravé par le sentiment de ne pas être à la hauteur de la démarche qui lui a été proposée par le livre. A l’opposé, l’école française, emmenée par Régine Detambel, ne reconnait de valeur bibliothérapeutique qu’à la très haute littérature ! En effet, il est établi que les émotions véhiculées, de manière subtile, à travers la littérature narrative s’inscrivent davantage en nous sur le long terme. Cependant, ce second positionnement revêt, à mon sens, une dimension élitiste et réductrice.
E.S. Tout à fait. La démarche bibliothérapeutique qui me semble la plus porteuse est une approche par triangulation. Celle-ci repose sur la conjugaison de trois types de lecture : une littérature fictive et narrative pour l’évasion et l’approche des émotions ; un livre de coaching ou d’analyse qui permet de mettre des mots sur certains mécanismes de fonctionnement ; et enfin, un type de lecture brève, plus léger et plus accessible tel que les mantras bouddhistes ou de philosophie arabe, les recueils de poésie, ou encore de méditation. Cette diversité de lecture permet à chacun d’aller spontanément vers ce qui lui parle le plus, sans hiérarchisation et sans effet de blocage.
E.S. Ces séances ne se limitent évidemment pas au dialogue mais se nourrissent de toute une série de procédés qui visent à laisser émerger, s’exprimer puis identifier certaines émotions : traduire une lecture en tableau de visualisation, recourir au dessin… mais aussi à la lecture à voix haute ou à la lecture chuchotée. Ces techniques peuvent en effet libérer toute une série de charges émotionnelles très fortes.
E.S. La responsabilité est bien réelle. Il est important d’en avoir conscience et de mettre en place des garde-fous pour éviter d’outrepasser son domaine de compétence. Quand des personnes viennent à moi avec des problèmes que j’estime "lourds", je m’assure d’une part que leur démarche soit conjointe à d’autres suivis (médecin, psychologue,…) et d’autre part que leurs attentes cadrent bien avec ce que je propose : une guidance bienveillante dans une perspective de dialogue et de mieux-être mais en aucun cas une recette miracle !
E.S. L’écriture, tout comme la lecture, offre une pause bienfaisante, un temps pour soi. Mes ateliers sont orientés vers une écriture intime, introspective et créative. Ils visent une libération de l’écriture inconsciente et de l’émotionnel à travers des thématiques qui amènent à se pencher sur soi, sur la manière dont on vit les choses ou dont on voudrait les vivre : au cœur de notre travail, dans notre vie de femme (puisque le public des ateliers d’écriture est très majoritairement féminin !) ou tout simplement dans un quotidien que l’on souhaiterait réenchanter.
E.S. Cette crise me conforte en tout cas dans l’importance d’offrir au gens des espaces de réflexion personnelle sur des thématiques aussi fondamentales que la transmission, le lien parental et en particulier le lien maternel. J’ai très clairement ressenti, depuis le début de cette crise, combien les mères sont préoccupées par les questions suivantes : comment “équiper” mes enfants pour le monde de demain ? Comment les entourer au mieux et en même temps trouver du temps pour moi dans cette période très préoccupante ? La lecture et l’écriture personnelle peuvent apporter des réponses à ces questionnements existentiels et à cette recherche d’un équilibre, encore plus fragilisé qu’auparavant.
E.S. Les bibliothécaires, qui prennent le temps de connaitre leurs usagers afin de leur proposer des lectures adaptées tout comme ceux qui mettent en avant le dialogue de manière individuelle ou à travers des clubs de lecture, s’inscrivent, d’une certaine manière, dans une forme de bibliothérapie. Néanmoins, cet accompagnement nécessite du temps, énormément de disponibilité et surtout une méthodologie spécifique. C’est pourquoi je me réjouis de voir apparaitre dans les programmes de formations des opportunités de s’outiller pour mettre en place de véritables ateliers de bibliothérapie. Ces initiatives ainsi que l’intérêt croissant du secteur pour la démarche bibliothérapeutique sont particulièrement enthousiasmants et font plus que jamais sens en cette période névralgique sur les plans sociaux et culturels.
Le livre que je n’oublierai jamais, c’est Le roman du mariage de Jeffrey Eugenides. Je l’ai lu à un moment important de ma vie. Il a traduit subtilement l’état dans lequel je me trouvais et m’a aidée à clore un chapitre. Quant à mon véritable livre de chevet, il s’agit du recueil Les Fleurs du Mal de Baudelaire que j’ai lu un nombre incalculable de fois !
Je suis fan de la chanteuse Pomme. En ce moment, j’écoute son album Les failles. J’aime sa musique, ses textes et la façon dont elle transcende sa vulnérabilité. J’apprécie aussi le fait qu’elle soit une grande amatrice de littérature engagée !
Les deux Frida de Frida Kahlo. J’aime que celle-ci exprime différentes facettes de sa personne. Je l’interprète comme un combat pour s’affirmer entre ce qui est attendu (la femme bien rangée, bonne tenue, rigidité) et la liberté (de soi, de s’affirmer, de s’émanciper). J’ai eu l’occasion de visiter sa maison à Mexico City et cette découverte m’a beaucoup émue. C’est une artiste qui parle à mon coeur, à mes tripes.
La trilogie de Richard Linklater : Before sunrise, Before sunset et Before midnight où l’on suit les deux personnages principaux (Julie Delpy et Ethan Hawke) à différents stades de leur vie. J’aime que soit présentée la manière dont ils vivent des réalités différentes en fonction de leur âge, car la vie est faite de cela : des allers-retours, des doutes, des changements de cap. Selon moi, il s’agit ici d’une véritable "cinéthérapie" !
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