Lisez-vous de belges images ?

Publié le 22 décembre 2021, par Françoise Vanesse, Sylvie Hendrickx


Si la plupart des albums résultent de la complicité entre un auteur et un illustrateur, certains s’affranchissent et constituent un véritable espace de création personnel. Dans ce cas l’artiste prend seul les commandes, explore et dispose de toute la latitude pour convier le lecteur à embarquer avec lui et à lire ses belles images… Voici quatre coups de cœurs d’images belges !

SARTORI ELISA, Je connais peu de mots, CotCotCot Editions, 2021

Plonger dans l’apprentissage d’une langue étrangère, un exercice qui peut parfois se révéler difficile pour des apprenants ! Tout en correspondance avec ce désir d’immersion, voici cet émouvant leporello signé par Elisa Sartori, artiste illustratrice enseignant dans une école bruxelloise et récompensée dernièrement par le Prix première oeuvre en littérature de jeunesse de la FWB. Cette rencontre avec une nouvelle langue, la voici figurée au cœur de ces pages au graphisme minimaliste et déployées au cœur d’un livre accordéon. En totale allégorie du cheminement, ce parcours se déroule sous nos doigts alors que nos yeux sont accrochés par cette esquisse de portrait de femme en désir de plonger dans une autre langue… Cette apprenante qui connait peu de mots, la voici au bord d’une étendue d’eau, prête à se glisser dans ce grand bain de l’apprentissage ! Mais comment ne pas se sentir noyée, submergée devant l’étendue de la tâche car très vite peuvent surgir vagues et remous qui vous empêchent de garder la tête hors de l’eau : toutes ces règles, leur cortège d’exceptions qui constituent autant d’obstacles et freinent l’expression ? Un livre fort qui réussit le difficile défi d’aborder ce sujet crucial de l’insécurité linguistique avec légèreté et poésie. Quant au doux dialogue des couleurs, minimales elles aussi et naviguant entre bleu marine et blanc cassé, il ponctue de façon très apaisante ce sujet pourtant difficile mais qui, traité avec tant de délicatesse et ouvert sur d’importantes plages d’expressions, constituera un point de départ idéal pour entamer un dialogue avec des apprenants en FLE, et ainsi leur dessiner de paisibles horizons.

Vincent MATHY, Couché, L’Articho, 2020

Cette invitation au dialogue, nous la poursuivons avec un sentiment accompli de surprise et de curiosité, en découvrant ce deuxième album de notre série : cet imagier, Couché, signé de Vincent Mathy, illustrateur diplômé de Saint-Luc à Bruxelles et déjà connu pour ses publications en jeunesse dans des maisons d’éditions traditionnelles. Ici, le pari se veut nettement plus audacieux tant par le format que par le thème et la façon de le traiter. Nous voici en effet immergés au cœur d’un livre d’artiste dans lequel l’auteur nous invite, tout simplement, à découvrir un éventail de personnes en situation couchée ! Mais pas si simple, cependant… Et ne nous fions pas à l’apparence figée de ces silhouettes que l’auteur nous livre en page de couverture ! Car, de mouvement il va en être question et, plus nous avançons dans ce facétieux imagier, plus notre regard est bousculé et invité à donner du sens à ces images s’apparentant au style Bauhaus et jouant souvent avec les limites de l’abstraction. Si certaines situations paraissent évidentes, d’autres ne sautent pas aux yeux comme ce gardien de zoo couché dans le serpent qui vient de le dévorer ou cette image en direct d’une maternité ! On l’a bien compris, le jeu et l’humour sont bien entendu au rendez-vous pour ce vivifiant périple en observations ! Feuilleter cet imagier, c’est donc un peu confier notre regard à un magicien. Chaque lecteur pourra assister avec plaisir à ce spectacle ! Les plus grands s’amuseront à résoudre certaines associations et les plus petits pourront, guidés éventuellement par l’adulte, questionner chaque image et démêler cette réjouissante palette de formes et de couleurs, pour leur donner du sens ! Peut-on imaginer plus épanouissant projet pour cet album, imprimé sur un papier de qualité et réalisé grâce aux éditions L’Articho spécialisées, à l’image de leur appellation, dans l’art de l’audace graphique ?

Kaatje VERMEIRE, Le jardin de Monet, Versant Sud jeunesse, 2020

Kaatje Vermeire, illustratrice belge néerlandophone, nous offre à travers cet album une incursion toute en délicatesse et poésie dans la vie et dans l’esprit de l’œuvre de Claude Monet. A travers chaque double page, nous découvrons en effet les grandes étapes de la vie de cet artiste que l’auteure fait vivre et évoluer sous nos yeux aux cœurs d’illustrations magistrales. Alliance originale de techniques de dessin et de peinture à l’huile, celles-ci offrent un rendu unique et propre à l’univers de l’illustratrice tout en rendant hommage à l’art impressionniste de Monet et à la quête d’émotions présente dans les jeux de lumière et de couleurs de ses paysages. Et d’émotion, il en est question dans cet album à travers la démarche de l’illustratrice qui nous convie à une véritable expérience de lecture : une invitation à voir le monde à travers les yeux du peintre et à s’immerger dans sa sensibilité. L’émotion nait également de la narration brève et poétique, traduite avec sensibilité par l’auteure bruxelloise Emmanuèle Sandron, qui nous livre de cette biographie une évocation discrète et souvent allusive exprimée par la voix du peintre en un « je » pudique : son amour pour Camille qui fut à la fois sa femme, sa muse et le grand deuil de sa vie, puis l’apaisement trouvé en son jardin normand de Giverny, qu’il créa en jardinier passionné et où il puisa l’inspiration jusqu’à son dernier souffle. Nous parcourrons cet album comme une promenade intime et riche d’émerveillements, au long d’une vie tout entière dédiée à l’art et à la quête des beautés de la nature.

ANNE HERBAUTS, Comment on fait les bébés ours, Esperluète éditions, 2021

C’est une histoire qui débute chacun de son côté ! Mais pas le dos tourné ! Bien au contraire, c’est l’histoire d’une rencontre. Qui se déroule au printemps ! Alors que la nature s’éveille et que la température monte… Et oui, vous l’avez compris c’est l’histoire de comment on fait les bébés ! Mais pas n’importe quels bébés ! Des bébés ours… nés de parents ours, bien entendu ! Les voici, chacun sur leur territoire, en plein réveil suite à leur longue torpeur hivernale. Nous les devinons lourds et encore engourdis alors que libellules et papillons s’égayent dans un friselis de légèreté autour d’eux. Mais cette torpeur sera de courte durée car, très bientôt, nos deux protagonistes se retrouveront en plein milieu de cet album à la construction très originale : une lecture en effet construite sur le concept du double livre dont vous débuterez la lecture à l’endroit, ou à l’envers : peu importe car, à chaque parcours, vous arriverez au cœur de la reliure, précisément l’endroit de la rencontre ! Si ce livre réussit le pari audacieux de proposer une entrée dans l’objet livre très originale, il offre également une réjouissante innovation au niveau du projet poétique de la narration. Car la magie de celle-ci s’opère sur deux pans : tout d’abord grâce à ce bain d’images qui, par à un bouquet de techniques très diversifiées, éclabousse de vitalité et de renouveau. Mais également, par le biais de la comptine minimaliste et discrète sur la structure de l’anadiplose « Marabout, bout de ficelle… » qui vient apporter rythme, cadence, poésie et invitation à jouer avec les mots. Une proposition de lecture d’images et de mots extrêmement variée et multiple, à l’image de la démarche de son illustratrice, Anne Herbauts, récompensée tout dernièrement par le Grand prix triennal de la FWB pour l’ensemble de son œuvre.