Publié le 31 mars, par
Esprit pluridisciplinaire, Vinciane Despret est à la fois psychologue et professeur émérite de philosophie des sciences à l’ULiège et l’ULB. Spécialisée en éthologie, elle bâtit, depuis une trentaine d’années, une œuvre de vulgarisation vivifiante et créative qui rend compte de l’évolution des connaissances en matière de compétences animales. Au départ de son dernier livre, Dieu, Darwin, tout et n’importe quoi paru en 2024, elle évoque avec nous la philosophie activiste de son écriture visant à faire évoluer notre regard et nos rapports au vivant en lien avec l’urgence écologique et éthique du vivre ensemble.
V.D. Nous nous connaissons depuis longtemps avec Pierre, qui est lui-même passionné des animaux. Ce livre est né de nos curiosités respectives pour différentes espèces qui ont constitué des énigmes pour les biologistes. Le bernard-l’hermite, par exemple, comment a-t-il pu survivre sans coquille, et le paon, affublé d’un plumage si voyant ? Nous avons donc eu l’idée d’un livre qui nous plonge dans l’histoire des théories évolutives pour en apprendre plus sur une quinzaine d’animaux étonnants. Je venais avec l’état de mes recherches et Pierre avec son humour savoureux. Chaque chapitre consacré à un animal est ainsi introduit par un dialogue humoristique, sous forme de bande dessinée, entre Dieu, persuadé d’avoir créé le monde, et Darwin qui lui oppose la bizarrerie de sa création.
V.D. Après avoir étudié la philosophie, j’ai repris des études en psychologie car je ne trouvais pas d’emploi. C’est là que j’ai découvert l’éthologie, l’étude du comportement animal, et j’ai été subjuguée par une telle diversité des manières d’être et de vivre ! J’ai d’ailleurs consacré mon mémoire de fin d’études à l’altruisme chez les oiseaux. Par la suite, j’ai été engagée dans le département de philosophie de l’ULiège et, de la même façon qu’il existe une philosophie des mathématiques, de la physique, de la biologie…. qui étudient les objectifs et méthodes de ces différentes sciences, je me suis dit pourquoi pas une philosophie de l’éthologie ? On était au début des années 90 et je me suis rapidement rendue compte que les savoirs dont on disposait au sujet des animaux étaient en train d’être profondément bouleversés.
V.D. Dans ces années-là, les comportements et compétences reconnues aux animaux évoluent avec une audace passionnante. Jusqu’alors, sous l’influence des théories behaviouristes, il était inconcevable d’attribuer aux animaux des états mentaux ou des émotions. De même, jamais on n’aurait osé parler de « culture animale », la « culture » étant l’apanage des humains. Tout à coup, les discours changent et on voit des scientifiques lutter pour que ce qu’ils observent chez les animaux soit reconnu et ne soit plus taxé d’anthropomorphique. Et à travers ces découvertes, les animaux se mettent à changer dans notre regard. Par exemple, les primates décrits jusque dans les années 60 comme très hiérarchisés avec des dominants qui s’imposent par la force, se révèlent soudain capables d’amitié, d’alliances, de mensonges aussi…
V.D. En réalité ma démarche est inspirée d’une nouvelle de l’autrice américaine de science-fiction, Ursula K. Le Guin. Dans son recueil Les Quatre Vents du désir, elle imagine une société scientifique de « thérolinguistes » qui étudient de manière très sérieuse la traduction de littératures animales (écritures chorégraphiques, poésies végétales,…) et j’ai eu envie de remettre cette association au travail à travers de nouvelles fictions spéculatives. Bien entendu, il est sans doute fantaisiste d’imaginer les animaux faire œuvre de littérature car ce n’est vraisemblablement pas ce qui les intéresse. Mais mettre en scène des scientifiques qui accordent aux animaux plus de compétences encore que ce que nous leur en accordons aujourd’hui permet de dire : « voyez comme le regard sur les animaux a changé et comment il pourrait encore évoluer à l’avenir ! »
V.D. Très concrètement, ce monde est en train de devenir inhabitable pour beaucoup d’êtres vivants et il va le devenir de plus en plus. Face à l’ampleur de la catastrophe en cours, et qui n’est pas prête de s’améliorer, vu les décisions politiques qui sont prises chez nous et ailleurs, on pourrait se désespérer. Mais on peut également se tourner vers le travail d’activistes tels que celui de la philosophe belge Isabelle Stengers, de l’américaine Donna Haraway et de tant d’autres zadistes et écologistes qui essayent de créer de nouvelles possibilités de rendre ce monde habitable.
V.D. Non, car les militants défendent une idée et connaissent l’horizon à atteindre. Moi, je n’ai pas de solution. Je me définis davantage comme une activiste. Mon travail en tant qu’écrivaine est d’essayer d’activer, encourager, honorer, rendre visible des tentatives qui sont en train d’émerger et qui sont prometteuses. Et c’est le cas notamment lorsque des scientifiques tentent des démarches passionnantes qui ouvrent de nouvelles perspectives à leurs animaux.
V.D Bien entendu, tout ne se vaut pas au sein de cette production et certains profitent d’un effet de mode. Cependant, il se publie d’excellents ouvrages qui sont en train de modifier la façon dont on voit, dont on pense les animaux et dont on a envie de recréer des liens avec eux. Et ça, c’est extrêmement encourageant.
V.D Je viens précisément de lire deux livres extraordinaires. Le premier, L’Invention de la mer de Laure Limongi (Le Tripode, 2025), est un récit imaginatif dans la lignée d’Autobiographie d’un poulpe où l’autrice met en scène des histoires de chimères cétacés et crustacés, en résonance avec des enjeux sociétaux actuels. Le deuxième s’intitule Non-noyées. Leçons féministes Noires apprises auprès des mammifères marines de l’américaine Alexis Pauline Gumbs (Les Liens qui libèrent, 2024). Ce long poème en prose, aux connaissances scientifiques remarquables, est un chant d’amour aux cétacés et un récit engagé de solidarité inter-espèces. Et puis bien entendu, il y a les ouvrages du philosophe français Baptiste Morizot. Son dernier livre, Rendre l’eau à la terre. Alliances dans les rivières face au chaos climatique (Actes Sud, 2024) co-écrit avec l’artiste Suzanne Husky, nous parle de choses très concrètes tel un bâti de castor mais avec un souffle poétique et philosophique absolument fabuleux.
V.D. En la matière, je ne peux que saluer le fait que les choses bougent. Cependant, si, dans les faits, cela n’empêche pas l’élevage industriel, c’est que nous sommes encore loin du compte.
V.D. En effet, c’est l’objet de mes recherches actuelles qui traduisent une fois de plus une évolution dans notre perception des animaux. Jusqu’ici, ceux-ci n’étaient pas considérés comme acteurs de l’histoire. On trouve principalement des recherches historiques consacrées soit à l’utilisation des animaux par l’homme (vaches laitières, chevaux de labours…), soit aux représentations que les humains se sont faites des animaux. Depuis quelques années, on voit cependant des historiens s’intéresser à l’histoire du point de vue des animaux. Mon objectif est de comprendre comment ils s’y prennent, quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent dans cette entreprise et pourquoi celle-ci n’était pas envisageable plus tôt. Ce sera le sujet d’un prochain livre.
V.D. Oui, un essai poétique à paraître au printemps 2026 chez Actes Sud. Au départ de dessins de l’artiste liégeois Werner Moron, j’ai écrit, avec des contraintes formelles fortes de type oulipiennes, de nouvelles mythologies avec des histoires d’animaux, des dieux et des déesses qui essaient de créer le monde. C’est assez ludique.
V.D. En effet, j’ai écrit Au bonheur des morts (La Découverte, 2015) suite à une expérience personnelle de deuil qui m’a poussée à aborder en philosophe cette question de la perte d’un être cher. Or ma façon de faire de la philosophie a toujours été de mener des enquêtes auprès des personnes concernées par mes sujets d’études. Jusque-là, il s’agissait des animaux, avec au premier plan, les scientifiques bien entendu mais également des techniciens qui s’occupent des animaux dans les laboratoires dans le cadre de Penser comme un rat (Éditions Quae, 2009) ou encore des éleveurs de vaches et de cochons pour le livre Être bête (Actes Sud, 2007). Je suis donc allée enquêter, cette fois, auprès des gens qui ont perdu des proches afin d’explorer la richesse des manières dont les relations s’établissent avec nos défunts.
V.D. Je suis d’autant plus favorable à ce type d’initiatives que les enfants ont assez intuitivement des rapports extrêmement riches avec les animaux lorsqu’on leur permet de les fréquenter. Et ces contacts peuvent être bénéfiques également pour l’animal ! J’ai connaissance d’une expérience similaire aux États-Unis où des enfants de zones défavorisées se rendent dans des chenils pour faire la lecture aux chiens. D’une part, les enfants progressent terriblement dans la lecture en bénéficiant d’oreilles attentives et dénuées de jugements. Et d’autre part, certains chiens se socialisent beaucoup mieux grâce à cette présence douce, non intrusive de la lecture et peuvent de ce fait devenir candidats à l’adoption.
V.D. Les bibliothèques publiques ont joué un rôle formidable dans ma formation. Dès que j’ai pu lire, mon avidité de lecture a pris la forme d’une boulimie qui aurait largement dépassé les capacités financières de mes parents. J’ai été une lectrice assidue des bibliothèques paroissiale et communale de Grâce-Hollogne où j’empruntais chaque semaine des livres lus en cachette pendant la nuit. Les bibliothèques m’ont offert tant de découvertes !
Avec Pierre Kroll, Dieu, Darwin, tout et n’importe quoi, Les Arènes, 2024
En opposition à une conception déterministe et bourgeoise de l’évolution qui nous a conduits à nous croire maître de la nature, Vinciane Despret nous invite à célébrer la « richesse invraisemblable » de celle-ci, à travers des cas passionnants et surprenants d’espèces vivantes. Alternant avec des pages de BD de son comparse caricaturiste, mettant en scène Dieu et Darwin dans des dialogues surréalistes savoureux, l’autrice nous initie à l’histoire des théories de l’évolution et aux méthodes d’observations scientifiques qui nous dévoilent une nature exubérante, plus riche en créativité et fantaisie qu’on pourrait le croire.
Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019
Enquête passionnante à travers l’histoire de l’ornithologie et de ses dernières découvertes, résultats d’un changement de regard sur les comportements des bêtes à plumes ; nous découvrons des individus à part entière, qui multiplient les manières d’habiter le monde. Particulièrement attentive à la justesse des mots, l’autrice livre un ouvrage très fin, très nuancé qui nous invite à mieux « co-habiter » avec le vivant qui nous entoure par une meilleure connaissance de ses façons d’être.
Avec Isabelle Stengers, Les faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ?, La Découverte, 2011
Cette vivifiante enquête, menée aux côtés de la philosophe Isabelle Stengers auprès d’une dizaine de chercheuses issues de diverses disciplines, met en lumière le rapport des femmes à la pensée et leur place au sein du monde universitaire. Un témoignage des défis qu’elles rencontrent, mais aussi de la manière dont elles nourrissent et transforment le champ académique par leur présence créative, leur solidarité et cette propension à faire des histoires… qui ouvrent des perspectives inattendues.
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