Le quai de Ouistreham

Publié le 20 février 2012, par Gérard Durieux


La relation poignante d’une immersion au cœur de la précarité sociale par la célèbre reporter.

AUBENAS Florence, Le quai de Ouistreham, L’Olivier, 2010

En 2008, le temps était à la crise. « Mais qu’en dire ? », se demande notre journaliste grand reporter. Elle décide alors, comme d’autres l’ont fait avant elle, de s’immerger dans le monde méconnu à ses yeux de la précarité sociale : anonyme, elle ira vivre à Caen comme demandeuse d’emploi.

Durant six mois, la cinquantaine solitaire suite à un abandon conjugal supposé, femme de ménage malhabile, l’intellectuelle se trouvera ballottée, au fil d’horaires impossibles, de campings en laboratoires pharmaceutiques, de bureaux en centres de vacances, dans une société malade où on ne trouve pas de travail mais « des heures »… Accablée de fatigue et constamment en butte, comme ses compagnes d’infortune, au machisme de petits employeurs parvenus, à la morgue de mégères aux allures de patronnes vindicatives. Sans parler de l’indifférence incompétente d’un personnel administratif « Intérim » ou « Pôle emploi », frileusement soucieux de « faire du chiffre » plutôt que d’épauler efficacement ces hordes de sans travail.

Le récit est accablant, consternant. Des vies fracassées entre colère et résignation jonchent ces pages où il est beaucoup question de remboursements et de soins impossibles. C’est la chronique impitoyable d’un monde enfoui sous les statistiques truquées et impersonnelles.

Mais le propos est loin d’être victimaire, exclusivement larmoyant. D’abord parce que, objectivité professionnelle oblige, l’auteur n’épargne pas le petit monde essentiellement féminin qu’elle fréquente, celui de celles que « ces gens-là » appellent « précaires » et « crétines ». Jalousies, mesquineries, humiliations et coups fourrés y sont pain quotidien... Ensuite et surtout, parce que Florence Aubenas excelle à tracer le portrait sensible de quelques personnages combattifs, touchants et solidaires à travers de nombreux dialogues vifs et amusés où transpirent une humanité sans fard et une ardeur de vivre contagieuse.

Aubenas sait regarder, capter, deviner. Elle voit et fait voir car elle a du style notre nettoyeuse de cabines ! Et sa narration atteint assurément son but. Si elle aide à « saisir » quelque peu cette situation de crise, c’est sans explications oiseuses, mais à travers l’écho vivant de visages dont certains lui sont manifestement devenus chers. Dans la petite chambre meublée où elle est retournée écrire son livre, elle a trouvé les mots pour nous les rendre proches et fraternels.

Gérard Durieux