Rencontre

Librairie "Pax" à Liège : ouverture et résistances

Publié le 29 août 2008, par Gérard Durieux


La librairie « Pax » fête cette année ses quatre-vingts ans.
Cet anniversaire offre l’occasion de partir à la rencontre d’une des librairies emblématiques de la vie culturelle liégeoise. Son actuelle responsable nous parle de l’histoire de « Pax », de sa conception du métier, de son évolution, de ses bonheurs, désillusions et espoirs.

La façade de la librairie "Pax"

Située en plein centre ville et jouissant d’une architecture intérieure résolument moderne, la librairie « Pax » offre un choix éclairé d’ouvrages en littérature générale, propose les livres de référence en sciences humaines et dans le domaine scientifique.
Malgré les profondes modifications qui ébranlèrent le paysage liégeois vers les années 80, la librairie n’a cessé de se développer, en fidélité à une conception du métier faite d’indépendance d’esprit, de volonté de défendre avec ouverture et rigueur la qualité et la création. Le souci d’accueil et de rencontre animant depuis toujours l’équipe de cette maison.
Louise Marie Lemahieu et son mari dirigent « Pax » depuis 1976.

G.D. Pourriez-vous nous dire en quelques mots comment a commencé cette aventure ?

LM.L. « Pax » est une très ancienne librairie fondée en 1928. Elle jouissait déjà alors d’une réputation certaine et était gérée par son fondateur, Paul Thirifays. En 1974, il vend « Pax » à une importante librairie qui souhaitait diversifier ses activités. C’est à ce moment-là que mon mari entre en scène comme gérant.
Deux ans plus tard, mon mari et moi-même proposons de racheter « Pax »... Nous sommes en 1976. J’étais alors sans emploi nantie d’un diplôme français. Nous étions très jeunes tous les deux, j’ai donc commencé à seconder mon époux...

G.D. Comment décririez-vous votre métier à cette époque ?

LM.L. C’était un temps où l’ampleur du travail était davantage balisée et circonscrite. Le nombre de livres et de parutions était beaucoup moins important qu’à l’heure actuelle. On s’y mettait plus vite. On travaillait uniquement « avec sa tête » c’est-à-dire sans informatique ! ... à l’ancienne, avec des petites fiches. C’était vraiment l’artisanat, passionnant ... Nous étions pleins d’entrain, sans trop mesurer les risques pourtant réels. Nous faisions tout, encouragés par la clientèle de l’ancien propriétaire qui nous était restée fidèle malgré notre jeune âge.

G.D. Comment les choses ont-elles évolué ?

LM.L. D’abord, nous avons modifié l’espace .Quand nous rachetons la librairie, elle est assez petite. Trois ans plus tard, en 1979, nous avons souhaité nous agrandir. L’architecture intérieure des locaux nous préoccupait et au cours de la rénovation nous y avons accordé une attention particulière : des espaces très ouverts, façon « Beaubourg » sont créés. Aujourd’hui, avec le recul, je trouve que cela date un peu, mais trente ans plus tard beaucoup de gens nous disent encore que c’est plaisant, interpellant et très moderne.

G.D. Et les collections ?

LM.L. Bien sûr, nous n’avons pas cessé également d’enrichir notre stock.
La librairie affichait à l’époque une forte spécificité littéraire et philosophique, donc pas seulement religieuse comme son nom pourrait le faire penser ! Elle disposait également d’un rayon scientifique assez pointu. En effet, l’environnement universitaire était important, puisque tous les services de l’université- notamment ceux de la Faculté de Philosophie et Lettres- étaient situés ici en ville. Le campus n’étant pas encore créé.
Nous avons maintenu et développé ces secteurs : ouvrages étrangers, collections d’essai, jeunes auteurs, classiques oubliés, sciences humaines, beaux livres et plus récemment encore un rayon jeunesse.

G.D. Quel était l’état des lieux des librairies liégeoises il y a trente ans ?

LM.L. En 1976, quand nous rachetons « Pax », il y a plein de librairies partout à Liège... Un vrai bouillonnement ! Quelques-unes plus importantes : Paul Gothier et Fernand son parent ; Halbart... Chacune de ces bonnes librairies étant gérée par des personnalités riches et intéressantes !
Le livre était alors envisagé comme instrument provocateur, suscitant des débats, des opinions, des engagements...loin de l’uniformisation actuelle.
Par rapport à cette période d’effervescence, les choses ont changé assez progressivement et assez inéluctablement.

G.D. Comment ce changement s’est-il opéré au fil des années ?

LM.L. Le point de départ, le tournant a sans doute été le rachat d’Halbart par l’abbé Jacquemain. Malheureusement, c’est la faillite. Un groupe de jeunes fait alors sensation en s’installant dans les mêmes locaux pour donner naissance à une librairie très tendance, très branchée : « Plexus ».
Pour nous positionner face à cette concurrence et parce que la place nous manque (elle manque très vite dans une librairie !), nous rachetons en 1985 une maison ancienne rue des Clarisses, en face de l’athénée. Nous en faisons une espèce de succursale de « Pax » appelée « Prétexte » qui développait la partie « Littérature, Beaux arts, Sciences humaines » que nous ne pouvions plus assurer ici.

G.D. Avec un projet spécifique... ?

LM.L. C’était une librairie comme nous aimions et où je me suis beaucoup investie : création, animations, expositions (« Vienne » par exemple en 86). Il fallait à l’époque ce genre de propositions pour s’imposer comme acteur culturel. Cela a toujours été en tout cas notre position, notre parti-pris. Commerçants, oui, car les ressources sont indispensables. Mais également « prescripteurs ». Il faut trouver l’équilibre, faire cohabiter commerce et culture. C’est captivant et en même temps très épineux...

G.D. Qu’est devenue cette implantation ?

LM.L. En 1986 c’est le tout gros choc, le choc suprême : la « Fnac » arrive... et « Plexus » - librairie à forte identité pourtant - fait faillite. Cela nous laisse un peu d’espace mais la localisation de « Prétexte » n’est pas idéale. Et comme j’ai alors de gros ennuis de santé, nous fermons après trois ans et nous nous replions sur « Pax » que nous ne voulions pas mettre en difficulté.
Sur la place, les librairies historiques ferment alors les unes après les autres. D’autres se positionnent : « La Parenthèse », « Béranger » qui sera finalement rachetée par Inter-Forum pour devenir « Agora ». Certaines petites tentatives des années 90 ont disparu. Les librairies se raréfient donc à Liège mais l’une ou l’autre continue à faire du bon travail comme « Livres aux Trésors » par exemple.

G.D. Et demain ?

LM.L. Plusieurs facteurs me rendent perplexe. Le nouveau complexe commercial annoncé (Media-Cité) risque de perturber des équilibres. La fréquentation du Centre-ville pourrait diminuer et nous pourrions être touchés. Plus largement, l’absence d’un « prix unique du livre », identique chez le libraire du coin et dans la grande surface, nous pénalise sérieusement. Et le « label des libraires » n’ouvre, à mon sens, aucune nouvelle perspective de qualité. Celui-ci est en effet sans contrepartie financière tout en continuant à entretenir le flou sur ce qu’est véritablement une librairie : un point- presse ou un lieu de découverte culturelle ?

G.D. La fonction d’acteur culturel dans la Cité vous semble donc plus difficile à remplir de nos jours... ?

LM.L. Certainement, car nous ne sommes plus beaucoup à penser que le livre a toujours ce pouvoir d’ouverture et d’instance critique. Alors que dans les années 80-90, il y avait une sorte d’effervescence autour du livre. Mais l’évolution de la société offre aujourd’hui tant d’échappatoires, aux jeunes notamment. Nous sommes branchés sur un tas d’informations mais qu’est-ce qui nous interpelle vraiment ? C’est pourquoi j’aimerais former des jeunes qui soient libres et entreprenants : curieux de dénicher des perles, désireux de les faire connaître et capables de confronter leurs opinions.

G.D. Dans ce contexte, comment concevez-vous aujourd’hui votre profession ?

LM.L. Ce qui me paraît fondamental, c’est l’indépendance d’esprit : cette liberté vous permet d’afficher vos idées sans rien ne devoir à personne. Il faut continuer à investir dans une forme de résistance à l’uniformité de pensée. Il importe de contribuer au développement d’un accès au savoir, à l’imagination, à la création. Car, pour moi, un livre ça aide à vivre dans les moments difficiles. Les livres sont des consolations et ils sont sources d’évasion, ils font du bien. Mais en même temps ils peuvent vous ouvrir l’esprit pour résister et créer.

G.D. Et l’apparition des livres numériques ?

LM.L. Je ne crois pas que tout le monde va basculer dans le numérique dans les dix ans qui viennent. La révolution internet n’a pas tout changé. Il faudra donc, d’une part, que dans le futur demeurent des endroits où vous pouvez feuilleter, lire une quatrième de couverture, parler.... Le livre objet me semble faire partie du plaisir de lire. D’autre part, il s’agit de conserver le cap de l’indépendance autour du livre. Pour cela les librairies sont nécessaires. C’est là qu’on trouvera encore des livres pour chacun, que l’on peut faire connaître des éditions comme « Le temps qu’il fait » par exemple, que nous aimons, que nous estimons d’excellente qualité.

G.D. Un libraire va-t-il parfois jusqu’à censurer ?

LM.L. Des livres, il en arrive tout le temps... A partir des recensions, des commentaires, de nos goûts et de ceux des clients, il faut choisir, sélectionner... Donc, dans la mesure où nous sommes sélectifs... oui , nous censurons. C’est notre liberté et notre responsabilité. Par exemple, plusieurs fois par an, on reçoit des demandes pour « Mein Kampf ». On a toujours refusé.
D’un autre côté, on est aussi un peu militant. Parfois même j’aimerais l’être davantage. Ainsi, il y a quelques années, j’avais fait circuler une pétition en faveur de Cesare Battisti , auteur de polars, italien accusé de meurtre. J’aime cet auteur... Certains clients ont marqué clairement leur désaccord. Donc, on prend parfois un petit risque à afficher ses positions. De toute façon, ce qui était vraiment détestable, méprisable... on ne l’a jamais vendu.

G.D. Quel rapport avez-vous avec les jeunes lecteurs ?

LM.L. Notre clientèle est plutôt adulte. Mais les jeunes m’intéressent grandement. Je trouve toujours assez touchant de voir des jeunes qui poussent la porte, étrangers au monde des livres... Ca me touche de les voir. Et quand j’ai l’occasion d’en servir un, j’essaie de me mettre à l’écoute, de bien l’accueillir. Nous avons, comme libraires, un rôle de transmetteurs. Mon mari parle de « passeurs de contenus ». Pour tous, mais particulièrement pour eux.

G.D. Quel serait votre rêve, au bout de toutes ces années ?

LM.L. Si je pouvais, je serais en permanence sur le terrain. Ce qui est très réconfortant c’est, par exemple, quand le livre que vous avez choisi de mettre en évidence le matin, trouve son lecteur dans la journée. Vous le sortez du rayon, vous le mettez sur table, certaine qu’il intéressera, qu’il doit plaire, qu’il est là pour quelqu’un ! Cela fait partie du plaisir du libraire. C’est difficilement transmissible parce que très personnel. Un autre ferait sans doute différemment...
C’est affaire de métier, d’expérience. D’envie aussi.

G.D. Il y a le plaisir des rencontres aussi... ?

LM.L. Tout à fait. Plaisir et exigence également. Parce qu’il faut travailler pour demeurer à la hauteur de ce que les clients attendent de nous. Nous évoquions l’autre jour avec mon mari le nom de clients à la personnalité exceptionnelle, qui ne rentreront pas dans l’histoire mais dont la fréquentation nous a marqués. Avec certains lecteurs nous entretenons d’ailleurs des relations très cordiales, de considération, voire d’amitié. Finalement, ce sont peut-être tous ces petits bonheurs-là qui nous aident à continuer dans un contexte de plus en plus difficile.

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