Regards croisés sur identités meurtries et pouvoirs meurtriers

La batarde d’Istamboul

Publié le 17 avril 2008, par Gérard Durieux


Une narration colorée d’où émanent des parfums de secrets de familles mais également les effluves d’un passé fortement imprégné par le génocide arménien.

Malgré la préface intelligente d’Amin Maalouf, ouvrir le livre à la table des matières ! Chaque chapitre porte le nom d’un ingrédient qui entre dans la composition du
« asure » (soupe qui remonterait au temps de Noé !).

Amusant, mais pas gratuit. Car non seulement le « asure » est un « personnage » essentiel de cette intrigue gourmande et épicée, mais aussi parce que ce subtil trait d’humour signale d’emblée le ton de ce roman à la fois grave et léger, classique et complexe.

Deux familles donc. Une turque, les Kazanci d’Istanbul. Un clan de femmes traditionnelles et modernes : la vieille mère, quatre sœurs (le frère s’est exilé en Arizona) et la jeune nièce Asya, « la bâtarde ». Révoltée et provocatrice comme sa mère, elle ignore le nom de son père et refuse de savoir.

L’autre famille habite San Francisco : les Stamboulian, des arméniens immigrés, assimilés, dont la fille Army s’éclipsera un jour vers la terre de ses origines : la Turquie. Ouverte, gaie de nature et cybernaute, elle cherche à comprendre ses racines arméniennes.
Asya et Army se croiseront donc sur ce chemin commun de mémoire.

Au fil de la narration colorée et odorante de ces atmosphères domestiques, de saveurs et de parfums, on devine qu’un secret de famille mine ces générations confondues. Ce non-dit de « huis clos » se double d’un autre lourd silence : celui des intellectuels blasés du Café Kundera, représentants d’une certaine « intranquillité » turque, à propos des questions identitaires et du génocide arménien de 1915. Tentés eux aussi par le déni et l’oubli. (La romancière a elle-même été inquiétée par la justice turque pour quelques lignes de son livre).

Problèmes familiaux, culturels (la place des femmes dans la société) et politiques se font écho et se nouent donc inextricablement : nul ne peut faire fi de son passé. Nul ne peut échapper à ce qui a été et qui le constitue, à son insu. Une petite broche en forme de grenade scintille tout au long de ce roman pour nous le rappeler. Petit caillou blanc que le talent de cette jeune romancière turque aurait déposé entre les pages pour nous accompagner dans ce voyage déroutant et plaisant, sur les rives du Bosphore : « Il fut, et ne fut pas, un temps où... » : les contes turcs... et arméniens, depuis toujours, commencent pareils, mon frère !