Editions La Joie de lire : une maison et ses fondations

Publié le 14 décembre 2015, par Françoise Vanesse


La Joie de lire appartient à cette catégorie de maisons d’édition exigeantes qui convient la respiration, l’audace et le refus de tout enfermement à tous ses étages ! Une maison avec, comme fondations, un pari sur la vie et l’engagement, un profond respect pour ses lecteurs et des liens souvent familiers quoique très exigeants avec ses créateurs. Ce sont précisément certains membres de cette grande famille, auteur, illustrateur et traducteur, qui étaient réunis ce mardi 10 novembre à Bruxelles, au Wolf, pour une rencontre autour de leur démarche, et ce, en dialogue avec la directrice de l’emblématique maison genevoise, Francine Bouchet.

Illustrations tirées de "Carnet de bal" de Mirjana Farkas

« Les liens qui unissent la Joie de lire et certains auteurs et illustrateurs belges font véritablement partie de la tradition et de nos priorités. Il y a un sérieux dans le travail mené en Belgique qui est remarquable, et cela des deux côtés de la frontière linguistique. » Ainsi débute, dans une ambiance de congratulation manifestement sincère, l’intervention de Francine Bouchet. Vient ensuite l’évocation des prix littéraires octroyés à certains titres et qui ont eu une grande influence sur le parcours de la maison d’édition. « Pour moi, le prix Versele est le plus intéressant d’Europe, il fait preuve d’une grande éthique et nous a toujours soutenus dans notre réflexion », poursuit-elle. Quant à la question de l’importance accordée par cette éditrice aux écrits en langues étrangères ? « Il y a un nombre important de textes traduits dans notre catalogue, insiste-t-elle. Sans doute la configuration linguistique de notre pays, où l’on parle quatre langues, est-elle à l’origine de cette grande ouverture ». Encore un point de convergence avec notre pays et ses trois langues officielles !

Et c’est précisément avec la rencontre d’une auteure flamande, Els Beerten, accompagnée du traducteur de son dernier roman, Maurice Lomré, que se poursuit cet échange. Cette intervention s’articule autour de Nous voulons tous le paradis , récit exigeant qui, par son procédé stylistique et l’évocation du thème de la collaboration, sujet encore aujourd’hui tabou, est loin de constituer un Xième roman sur la deuxième guerre mondiale. En tout cas, c’est ainsi que le considère son auteure qui, à l’instar de Zola et de son laboratoire expérimental, souhaite saisir le comportement de ses personnages dans toute leur complexité. Dans cette démarche courageuse, pas de parti-pris manichéen, pas de condamnation réductrice mais une envie de s’approcher de chaque protagoniste et de se mettre à l’écoute de ses motivations. « Même si je ne suis pas d’accord avec certains, je me refuse le droit de les condamner », explique l’auteure qui préfère laisser aux adolescents et adultes qui pénètrent dans son récit le soin de construire leur opinion.

Ce livre, traduit du néerlandais, est l’occasion d’amorcer un dialogue autour du rôle de traducteur, en l’occurrence, Maurice Lomré. Après avoir insisté sur les liens forts qui l’unissent à la Joie de lire pour laquelle il traduit de nombreux ouvrages, il aborde les exigences d’un travail délicat. « La traduction est un art complexe en raison de nuances parfois difficiles à restituer et surtout de la tentation de sur-écrire. Le souci de partage doit être le moteur du traducteur qui, sans cesse, se rapproche de l’auteur sans toutefois parvenir à l’atteindre complètement. Il ne s’agit pas de s’approprier le livre mais de le laisser descendre en soi… », conclut-il. Cet important enthousiasme, nécessaire dans le travail de traducteur, se reflète dans le rapport qui semble exister, dans le cas présent, entre le traducteur et Els Beerten. Et Maurice Lomré de conclure : « Il s’agit d’un roman au cœur intelligent, avec des personnages impressionnants. Une grande pièce musicale, où chaque voix est comme un thème, un livre rythmé, l’auteure souhaite être au plus près de ses personnages, parfois de petites gens. C’est un roman magistral. »

Magistral, semble le terme presque idéal pour établir la transition avec le travail de l’illustratrice Ingrid Godon, également conviée à cette rencontre pour présenter J’aimerais. Impossible de rester de marbre en ouvrant cet album exceptionnel illustré par cette artiste flamande en regard des textes du poète néerlandais Toon Tellegen et couronné d’ailleurs, en 2014, par l’attribution du meilleur album belge dans le cadre du prix Libbylit. Celui qui pénètre au cœur de cette création extrêmement atypique, tant par les illustrations que par la formulation du propos littéraire, se voit convié à un dialogue déroutant avec une galerie de visages insolites aux regards étranges et percutants. Il se dégage de cet ensemble énigmatique une importante force couplée à de la fragilité, un peu à l’image de la vie dont ces personnages nous parlent. Une mise à nu sans artifice parfois intimidante voire dérangeante qui allie gravité mais aussi imaginaire et espoir. Ingrid Godon, fournit à l’auditoire quelques clés permettant de mieux cerner les aspects techniques de la démarche. Cette artiste, qui dessine depuis trente-cinq ans, a travaillé au départ de quarante portraits photo qu’elle a modifiés à la gouache dans le but de créer la surprise et l’étonnement. Au départ, ce travail graphique ne disposait pas de textes et l’éditer seul était trop périlleux. Heureusement, ce projet d’album a pu être finalisé grâce aux textes de Toon Tellegen traduits en allemand et en français. Depuis, est paru Je pense, basé davantage sur le croquis et en dialogue avec des textes plus philosophiques signés du même auteur. Prochainement, sortira un troisième opus intitulé Je dois.

Cette rencontre se termine par la présentation du travail d’une jeune illustratrice, Fanny Dreyer, auteure notamment des ouvrages Le mystère du monstre et Les musiciens de Brême et dont la directrice d’édition met en avant l’originalité d’un code graphique très personnel. L’évocation, – un peu trop brève car le temps manquait-, du travail de cette artiste illustre la volonté de la maison d’édition d’accorder de la place aux illustrateurs jeunes, au talent novateur et qui ne craignent pas le décalage du propos graphique. Un nouvel exemple de la ligne éditoriale de la Joie de Lire sur laquelle l’éditrice s’exprime en fin de rencontre. « C’est toujours très difficile pour moi de répondre à cette question, conclut Francine Bouchet, car nous ne construisons pas vraiment notre ligne éditoriale. Nous nous laissons guider pas des lectures qui nous conduisent vers un projet. S’il y a un fil, c’est celui de la liberté du catalogue et de l’amour pour la langue : ne jamais se laisser enfermer dans quoi que ce soit et passer à des formes d’expressions différentes, sans cesse explorer et, surtout, mettre en valeur la profondeur… »