Echos

Christian Bobin : L’émerveillement de l’ordinaire

Publié le 15 avril 2013, par Sylvie Hendrickx


Les apparitions dans les médias ou en librairies sont des faits rares pour l’auteur et poète Christian Bobin. Personnalité discrète, habituellement retirée dans le calme de sa Saône et Loire natale, c’est un écrivain de l’être et du silence. Et pourtant lorsqu’il se met à parler, son verbe frappe immédiatement par sa chaleur et sa générosité. Chacune de ses réponses, pesées et réfléchies, revêt cette pureté cristalline qui nous rappelle son écriture. Car Christian Bobin parle comme il écrit ses livres : pour révéler la beauté radicale de l’ordinaire. Son dernier ouvrage en date, L’Homme-Joie, paru en 2012 chez L’Iconoclaste est fait de cette luminosité brute qu’il puise dans la vie, même aux heures sombres, et que l’on retrouve dans son œuvre vaste d’une cinquantaine d’ouvrages aux titres merveilleusement évocateurs Le très bas, La plus que vive, L’enchantement simple, Eloge du rien...
Dans un dialogue complice avec le journaliste Edmond Blattchen, au cours d’une rencontre organisée par la Libairie Pax à Liège le 8 février dernier, l’écrivain-poète nous a partagé quelques « confitures de papier », les livres essentiels de sa bibliothèque personnelle, mais aussi sa conception de l’écriture, de la poésie, du voyage… Une parole confiée qui ramène à l’essentiel, à la vie.

P comme Philosophie

L’écrivain-poète ne se prétend pas philosophe. Il faut selon lui plus pour endosser ce titre que les études de philosophie qui ont été les siennes et sur lesquelles il porte un regard teinté d’ambivalence. Nourricières par certains égards, elles ne lui ont pas permis de trouver ce qu’il cherchait au plus profond. « Des études de lettres aurait sans doute été plus proche de ce que j’aimais au plus fort mais je suis passé dans la chambre à côté, la chambre mentale, « froide » de la philosophie. J’ai beaucoup aimé Platon, Spinoza et violemment aimé Kierkegaard... Je ne saurai dire avec exactitude ce que ces années d’étude m’ont apporté mais je sais que quelque chose est passé là quelque part dans mon sang, dans mes songes. J’ai cherché pendant toutes ces années une chose que je trouvais peu et mal, une chose si simple que la vie. »

V comme la vie

Mais quelle est-elle pour l’auteur cette vie tant recherchée ? « Ce que j’appelle la vie, c’est le surgissement de quelqu’un ou de quelque chose dans une parole, dans un geste ou dans un état amoureux, comme un état de baptême pour les chairs et la pensée, comme un état de résurrection aussi. C’est ce que j’ai cherché dans les livres et que je continue de chercher. Mais j’ai compris que cela peut se trouver n’importe où… Mes écoles de vie sont devenues multiples : les fleurs, les animaux, les nuages, les morts aussi et puis bien sûr les livres. »

P comme Poésie

Et s’il lui arrive de chercher cette vie dans les livres, l’auteur nous confie en trouver la source la plus brûlante dans ce qu’il nomme la poésie. « Curieusement pendant longtemps, j’ai dit que la poésie ne m’intéressait pas. Parce que j’en avais une idée un peu asséchée, purement décorative. Je croyais que c’était un genre littéraire et que ce n’était que ça. Et puis je me suis aperçu qu’il s’agit en réalité de la parole à son plus grand fleurissement, à son surgissement même, la parole qui tranche les brumes de la vie, qui coupe le cœur, qui l’ouvre. Je crois que ce qu’on appelle la poésie est le plus haut de cette vie. Elle ne se trouve pas nécessairement dans un livre - il existe bien des poètes qui sont très peu intéressant -, ni dans un genre particulier, c’est une parole qui peut surgir à tout moment de la bouche d’un ivrogne ou des yeux d’une vieille gitane… La poésie est la seule façon de nommer que je connaisse qui ne vient pas figer les choses, mais capte la vie en son plein vol, sans l’arrêter. »

D comme Dire bellement

S’il nous invite à voir une vie toujours un peu plus belle, un peu plus extraordinaire qu’on ne pourrait le croire, Christian Bobin ne fait nullement abstraction des difficultés, parfois terribles, de la vie. « Si j’ai du plaisir aujourd’hui à lire Cioran, c’est que cet homme parle de la vie sur son versant âpre mais me séduit par le cristallin de sa langue. J’ai souvent fait cette expérience qu’en disant le pire, on peut consoler. A condition de bien le dire, de bellement le dire. »

B comme Bon livre

Christian Bobin a toujours considéré les livres avec beaucoup de proximité, parlant d’eux comme des amis, des compagnons, des proches.. A la question de définir un bon ou un mauvais livre, il répond sur le mode très personnel de ce que l’écriture peut faire pour lui. « Je serais sot et impudent de nommer de mauvais livres car certains ouvrages qui auront été mauvais pour moi auront donné de la vie et parfois même un sursaut de vie à quelqu’un d’autre. Je sais seulement que certains auteurs me mettent à l’abri par leur livre alors que d’autres reproduisent dans le silence enneigé de ma chambre de lecture, tout le tumulte du monde. Beaucoup de livres aujourd’hui me semble ainsi fait à la photocopieuse, on y a photocopié le monde tel qu’il est ni plus ni moins dans une plus ou moins bonne sociologie. Les auteurs nous livre une sorte de photographie qui sous prétexte parfois de dénoncer certaines réalités les reconduises jusque dans le cœur intime de la lecture. »

D comme Desbordes Valmore

En exemple de la pacification intérieure et de la présence que peut offrir la belle littérature, l’auteur nous livre une expérience toute récente vécue à la lecture d’une poétesse du 19e siècle, Marceline Desbordes Valmore. « Toutes les mauvaises lumières se sont éteintes une à une au fur et à mesure que j’avançais dans ces poèmes et la vraie lumière ou la vraie vie les ont remplacés, ceci par la grâce d’une dame, pourtant enfermée par le mauvais imaginaire de l’histoire littéraire dans la cage d’une écriture rosâtre et pleureuse. J’ai pu moi trouver un abri auprès de cette femme, cette poétesse aujourd’hui si peu morte. »

C comme cœur

Si une certaine critique l’a parfois taxé de mièvrerie, Christian Bobin n’entend nullement parler de choses sentimentales, et encore moins sentimentalistes. « Lorsque je dis que la parole est le cœur, je parle de quelque chose de rude, de cette partie la plus dure de la vie que parfois seul le jet de la mort vient ouvrir. Je fais simplement le pari qu’il peut s’ouvrir avant : dans la façon que nous avons de parler les uns avec les autres, de se réjouir d’être en face les uns des autres, d’aimer les choses qui sont belles et bonnes, et vivantes et qui pour une fois ne nous parle pas d’économie ou du devenir terrible de ce monde dans lequel je suis comme vous embarquez. »

R comme Résistance

Solitaire et réservé, l’auteur confie aimé profondément les gens mais se défier du monde. Selon lui la résistance est nécessaire. « J’ai un amour très patient des gens. Et, c’est justement parce que j’aime les gens que je n’aime pas le monde. Le monde est ce qui nous efface. Le monde, c’est quand tout le monde est là et qu’il n’y a personne. Je me situe cependant dans une guerre très tranquille, très heureuse avec tout ça. Je crois beaucoup à la puissance de la beauté, de la bonté comme je crois à la vertu de certaines paroles, de certaines écritures. Dans cette résistance, je crois aussi au temps, apparemment perdu, à lire et même, encore plus perdu, à regarder par une fenêtre. Je ne pense vraiment pas, contrairement à ce que dit le monde, que nous ayons toujours à trouver quelque chose à faire dans la vie. »

H comme Hyper sensible

Christian Bobin définit une catégorie d’êtres ancrés dans cette résistance au monde. Il parle des hyper-sensibles au rang desquels Emily Dickinson, reine de sensibilité, à qui il a consacré en 2007 un essai, La dame blanche. « On a besoin de classification pour comprendre un peu mieux la vie. Je vois une profonde ligne de démarcation entre ceux qui n’ont pas accès à ce qu’ils ressentent et puis ceux que j’appelle les hyper sensibles, dont le cœur est comme une plaque de métal chauffé à blanc sur laquelle les moindres évènements se mettent à exploser. Je suis très ému par ces gens qui sont le sel, la fleur du monde, et je pense que si tous les piliers du monde ne sont pas encore effondrés, c’est grâce à eux, à leur présence agissante et non spectaculaire dans le monde. »

G comme Gens du voyage

L’écrivain sédentaire que certains ont pu qualifier de « voyageur immobile » aime les gens du voyage et leur profonde poésie, lui qui définit la vie comme « la passante, la gitane essentielle ». « Je ne vois pas de différence entre gitan et poésie. Les deux sont le voyage, une conscience très aigue des lointains. Il est vrai que je ne voyage moi-même qu’avec une caravane de papier mais je me sens très bien en compagnie des gitans. C’est sans paradoxe, je me sens chez moi là où il y a à vivre quelque chose de beau et de vrai. »

H comme Homme-Joie

25000 exemplaires vendus déjà pour ce dernier ouvrage, recueil de 15 récits, paru l’an dernier chez l’Iconoclaste. Mais qui est-il cet Homme-Joie ? « Ce que j’entends par Homme-Joie, c’est notre capacité à chacun à être traversé par quelque chose dont nous ne sommes pas les possesseurs, dont nous ne sommes même pas la cause. C’est comme un courant d’air qui advient, quelqu’un a oublié de fermer la porte ou un visage a brisé la fenêtre. C’est juste cet air qui rentre, ce fracas silencieux en nous. C’est tout simplement la vie surprise à nouveau à son point de naissance quel que soit l’âge que l’on a. J’ai vu passé dans les yeux de mon père, vieil homme, des lumières de jeunesse incroyable. L’Homme joie n’a pas d’âge, pas de lieu, pas de nom propre. C’est juste notre capacité à ressentir un peu plus loin que nous. »

S comme Sainteté

Dans le vivifiant discours de Christian Bobin, tout est simplicité. Le bonheur devient chose possible, accessible… La Sainteté aussi. « La sainteté, c’est tout simplement ne pas faire le mal qu’on a en soi. C’est une capacité à se laisser traverser, à laisser la vie passer, même quand elle nous contredit, même quand elle se fiche de nous, l’aimer et la laisser… »

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Montage de citations issues de L’homme-joie, L’Iconoclaste, 2012