Avec Primaëlle Vertenoeil, responsable des éditions Tétras Lyre

Publié le 7 janvier 2019, par Sylvie Hendrickx


Fondées en 1988 par trois personnalités du monde culturel liégeois, Marc Imberechts, Guy-Henri Dacos et Jean-Marc Simar, les éditions Tétras Lyre ont occupé, pendant trente ans, une place atypique au sein du marché de la poésie en Fédération Wallonie-Bruxelles et ce, principalement en raison de leur indépendance et de la dimension artistique de leurs livres au service d’une poésie humaniste et exigeante. En 2014, la maison a connu un important tournant dans son parcours lorsqu’elle a été confiée à une nouvelle responsable, Primaëlle Vertenoeil, qui, à l’occasion de ce trentième anniversaire, esquisse pour nous les fondements nouveaux de ces éditions, entre changements et continuité.

Changements et continuité

S.H. Les éditions Tétras Lyre célèbrent leurs 30 ans d’existence. Une histoire éditoriale déjà longue que vous continuez aujourd’hui d’écrire mais qui est, au départ, étroitement liée à ses fondateurs.

P.V. Tout à fait. Je pense d’ailleurs que cette longévité s’explique par les personnalités complémentaires de ses trois fondateurs qui ont su se répartir avec intelligence les rôles nécessaires pour porter le projet. Ainsi, Marc Imberechts était l’imprimeur du Tétras Lyre et réalisait les livres sur ses propres presses, Jean-Marc Simar, romaniste, s’occupait du pôle éditorial et Guy-Henri Dacos de la relation avec le monde des artistes dont il faisait lui-même partie. En 2011, au bout de près de vingt ans, ils ont cependant souhaité passer la main et ont confié les éditions à Maxime Cotton, un ingénieur du son également écrivain et réalisateur. Trois ans plus tard, celui-ci m’a proposé, en accord avec Marc Imberechts, de reprendre son poste de responsable éditorial.

S.H. Quelles ont été vos motivations pour reprendre ces éditions ?

P.V. Lorsque cette proposition m’a été faite, je réalisais un travail de promotion de la culture auprès de différents éditeurs belges et auprès de la revue Indications. Je venais par ailleurs de quitter un poste d’assistante éditoriale chez Luc Pire et, très rapidement, je me suis rendu compte que donner naissance à des livres me manquait. Accepter la direction du Tétras Lyre, c’était donc pour moi répondre à une réelle passion et combler un véritable manque !

S.H. L’histoire du Tétras Lyre n’est donc plus, comme par le passé, celle d’une équipe éditoriale ?

P.V. Non, en effet, je m’occupe seule des éditions. Ce qui implique le travail administratif, la communication et le suivi éditorial. Il faut avouer que, comme Maxime Cotton avant moi, j’éprouve des difficultés à m’entourer durablement. L’édition est un travail exigeant qui demande beaucoup de temps et qui, dans notre cas, est entièrement bénévole.

S.H. D’autres changements sont intervenus dans la gestion des éditions depuis le retrait de ses fondateurs…

P.V. Effectivement. De manière générale, Maxime Cotton a œuvré à une professionnalisation du Tétras Lyre, notamment en établissant une convention avec la Fédération Wallonie-Bruxelles. Depuis 2014, je poursuis dans cette voie en axant notamment la communication vers les réseaux sociaux et en ayant recours à un diffuseur professionnel  : les éditions Esperluète.

S.H. Depuis cette convention, les éditions Tétras Lyre ne se revendiquent plus totalement indépendantes.

P.V. C’est exact. Le Tétras Lyre est né autour de la passion des livres et a fait l’objet d’un travail bénévole depuis ses débuts. Ses fondateurs refusaient même toute subvention, à quelques exceptions près, dans le souci de garder leur indépendance. Très concrètement, ils imprimaient sur des presses dans la cave de Marc Imberechts ou organisaient des soupers pour payer les impressions. Maxime Cotton et moi-même n’avons pas souhaité maintenir cette totale autonomie. C’est un choix. Etre subventionné a ses avantages et ses inconvénients.

S.H. Que voulez-vous dire ?

P.V. Suivant notre convention avec la Fédération Wallonie-Bruxelles, nous sommes tenus de publier au moins six livres par an : deux titres dans notre nouvelle collection « De Wallonie » et quatre titres entièrement dédiés à la poésie. Nous devons également consacrer plus de temps aux dossiers administratifs, nécessaires, bien évidemment, mais assez éloignés de la poésie. En contrepartie de ces engagements, nous recevons une somme très acceptable qui permet de ne pas se soucier, en plus du travail éditorial, d’aller chercher des fonds. Etre subventionné permet également d’être reconnu et représenté sur des salons et foires professionnels. Tout cela, en conservant bien sûr une totale liberté de choix éditorial !

S.H. Et par rapport à la dimension artisanale des éditions Tétras lyre, comment vous situez-vous ?

P.V. J’ai dû me repositionner car je n’ai pas la formation nécessaire au métier d’imprimeur. J’ai conservé le goût du bel objet et du beau papier qui était celui de Marc Imberechts et me suis orientée vers des imprimeurs professionnels comme Snel ou Henroprint à Liège qui me permettent d’obtenir une grande qualité sans prendre le temps de faire mon propre papier et mes impressions artisanales. Quant à la mise en page des ouvrages, j’en réalise une partie mais confie le plus souvent cette tâche à une graphiste indépendante, Mona Habibizadeh.

S.H. Le Tétras Lyre maintient cependant, en parallèle, des ateliers de fabrication artisanale.

P.V. Oui, ceux-ci sont toujours pris en charge par Marc Imberechts. Ces ateliers peuvent aller de la simple découverte de la fabrication du papier jusqu’au stage complet de fabrication d’un livre d’artiste avec une séance d’écriture, l’impression en lettres typographiques, la reliure,… Ces ateliers font l’objet d’une forte demande dans les écoles mais aussi les CEFA, les bibliothèques, les prisons,… Nos objectifs sont bien sûr de sensibiliser à la beauté de l’objet livre artisanal mais aussi de rapprocher les gens de la poésie.

S.H. Et au niveau de votre démarche éditoriale, comment vous situez-vous par rapport à vos prédécesseurs ?

P.V. J’ai bien sûr à cœur de conserver la ligne éditoriale principale du Tétras Lyre : valoriser la poésie et particulièrement celle des jeunes auteurs. Il s’agissait d’une réelle préoccupation pour ses fondateurs qui ont publié un nombre impressionnant de jeunes poètes entre 1998 et 2008. Pour ma part, je publie évidemment avec beaucoup de bonheur des poètes reconnus comme Karel Logist ou Serge Delaive. Mais je suis aussi très fière d’avoir donné de la visibilité à de nouveaux auteurs comme Zaïneb Hamdi dont le recueil Fils d’Arabe est paru l’année dernière ou encore Célestin de Meeûs dont nous avons publié le recueil Ecart-type cette année.

S.H. Votre catalogue a également renoué avec la dimension bilingue du projet éditorial initial.

P.V. En effet, cette dimension est présente depuis le début des éditions avec la publication d’ouvrages bilingues en langue espagnole. Pour ma part, je souhaite rester attentive aux questions de traduction et à cette dimension bilingue des recueils tout en adaptant cette ligne directrice à ma propre sensibilité. Je me suis ainsi orientée vers la littérature flamande à travers la création de la collection « De Flandre ». Celle-ci est née suite au constat de Gérald Purnelle, professeur à l’Ulg, qui a mis en évidence un réel manque éditorial en la matière. A ce jour, nous avons publié quatre recueils dans cette collection et trois autres paraîtront en février au moment de la mise à l’honneur de la Flandre à la Foire du livre de Bruxelles.

S.H. Et la collection « De Wallonie » ?

P.V. Cette seconde collection bilingue est quant à elle orientée vers les langues régionales. Elle est née d’une demande du Service de la Promotion des Lettres qui, dans le cadre du Prix des langues endogènes, reçoit de nombreux textes dont les auteurs n’ont pas d’éditeurs. En regard de notre catalogue, la Fédération Wallonie-Bruxelles nous a donc proposé de lancer cette collection en partenariat. Le ministère et un groupe d’experts extérieurs nous proposent des textes, soit de contemporains, soit issus d’un patrimoine à valoriser : poésie, roman, nouvelles ou théâtre. Je donne mon avis d’éditrice et ensemble, nous éditons deux textes par an.

S.H. La ligne éditoriale de Tétras Lyre fait également depuis toujours largement dialoguer poésie et arts plastiques. Une priorité pour vous ?

P.V. Cette dimension du Tétras Lyre a été véritablement incarnée par la personnalité de l’un de ses fondateurs, Dacos, qui en tant que graveur était très impliqué dans le monde artistique. Bien que cela soit moins systématique dans nos publications, nous avons toujours à coeur de valoriser la production d’artistes nationaux. C’est l’objet même de notre collection « Lettrimage ».

S.H. Quel regard portez-vous sur l’état du marché de l’édition poétique ?

P.V. Je suis un peu partagée face à cette question. D’une part, nous sommes très soutenus, sans doute mieux que jamais, par les pouvoirs publics pour publier de la poésie mais d’autre part, nous peinons à trouver une certaine reconnaissance du côté de la presse. Il est très rare d’y voir une recension de recueil poétique. Cela a des conséquences auprès de certains libraires qui sont eux aussi plus réticents face à une production dont ils ont eu peu d’échos. De même, un travail de revalorisation nous parait nécessaire au niveau de l’enseignement où la poésie belge et notamment contemporaine est très peu, voire absolument pas, abordée.

S.H. Pour vos 30 ans d’activité, vous mettez justement un coup de projecteur sur l’histoire du Tétras Lyre à travers la publication d’une anthologie.

P.V. En effet, avec Marc Imberechts, Jean-Marc Simar et Maxime Cotton, nous avons décidé de marquer le coup en réalisant une anthologie de tous les poètes publiés au Tétras Lyre. Celle-ci présente un mélange d’extraits de publications antérieures et de textes inédits, et cela au sein d’un bel objet sur papier de qualité et mis en page avec beaucoup d’audace par notre graphiste. Nous avons également réalisé une exposition qui retrace l’histoire du Tétras Lyre et cela en collaboration avec le Comptoir du Livre, à Liège, qui accueille souvent des maisons d’éditions.

S.H. Depuis 2015, vous êtes également responsable des éditions de la Province de Liège. Comment conjuguez-vous ces deux fonctions mobilisantes ?

P.V. Cela m’est avant tout possible grâce à l’autorisation de mon Conseil d’Administration à la Province ainsi qu’à la confiance et la flexibilité qui m’est accordée dans la gestion de mon temps de travail. Il est évidemment bien défini que ces deux fonctions d’éditrices sont orientées vers des domaines bien distincts et qui n’entrent pas en concurrence : l’un concerne la poésie tandis que l’autre valorise principalement la Province de Liège.

S.H. S’agit-il pour vous de deux facettes complémentaires de l’édition ?

P.V. Tout à fait et ces deux expériences sont très enrichissantes ! A la Province, je me situe du côté de l’édition professionnelle dans ses aspects les plus positifs avec notamment une vraie dimension d’équipe. Ma démarche d’éditrice s’oriente également vers une visée plus commerciale qui constitue un défi extrêmement motivant : publier des livres qui rencontrent l’intérêt du public ! A l’inverse, nous réalisons également des livres très peu commerciaux mais passionnants, par exemple des ouvrages très techniques ou très spécifiques, parce que cela correspond à nos missions de service public.

S.H. Quelle a été votre plus belle expérience en tant qu’éditrice ?

P.V. Sans hésitation, l’édition de Meuse, Fleuve Nord de Serge Delaive, le premier livre que j’ai moi-même édité. C’était un vrai défi car il s’agit d’un livre de photos qui ne sont pas à proprement parler des photos d’arts mais plutôt des photos narratives qui font sens par rapport à un texte poétique. Un texte lui-même composé de 1240 vers sans ponctuation ! Et je suis très fière que nous ayons pu, malgré ces complexités-là, réussir à publier et à toucher un public avec ce recueil qui m’apparait comme un des plus beaux textes de la poésie contemporaine !

S.H. Et concernant les bibliothèques, pensez-vous qu’il s’agisse d’un partenaire de choix pour l’éditeur ?

P.V. Tout à fait. Je pense que les éditeurs ont trop souvent tendance à oublier cet acteur parce qu’ils le connaissent assez mal et le considèrent généralement comme étranger à l’équation commerciale de la chaîne du livre. Ils ne perçoivent pas toujours le bibliothécaire dans sa vraie dimension de médiateur culturel. Pourtant, les bibliothécaires, plus encore que les libraires, ont la capacité de valoriser durablement le catalogue d’un éditeur. En 2015, nous avons d’ailleurs réalisé une action à destination des bibliothèques qui, sous un nom un peu humoristique, a eu beaucoup de succès : le « Tétrapack », 50 livres pour 50 euros !

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Les coups de cœur artistiques de Primaëlle Vertenoeil