Avec Bernard Tirtiaux, écrivain et maître verrier

Publié le 7 janvier 2013, par Sylvie Hendrickx


D’action et de lumière

C’est dans son domaine, la ferme de Martinrou aux abords de Fleurus, que Bernard Tirtiaux nous accueille, au cœur même de l’atelier où le travail du verre l’a retenu concentré jusqu’à notre arrivée. D’emblée, nous sommes légèrement intimidées par sa stature imposante, un peu à l’image de l’envergure de son œuvre… Mais rapidement la magie de la rencontre opère et très naturellement, notre hôte nous convie à passer de son lieu de création verrière à son havre d’écriture. Les chutes de verres colorés cèdent la place au bureau de l’écrivain, aux livres épars et à quelques œuvres qu’il affectionne : parfaites compagnes de son écriture pareillement lumineuse et travaillée. Le geste bienveillant, la voix posée et profonde, cet artisan, tour à tour conteur, homme de théâtre, écrivain, interprète…, ce sculpteur de paroles et de matières, nous invite au dialogue autour de son œuvre multiple et passionnée.

S.H. Quelle effervescence dans votre atelier !

B.T. J’aime particulièrement le travail du verre…, créer des sculptures, des vitraux. La lumière captée à travers ce matériau est, pour moi, un élément très inspirant qui amène à de véritables transformations des lieux. Et si les couleurs des vitraux assombrissent quelque peu les espaces, elles nous offrent une lumière fabuleuse !

S.H. Lorsque l’on observe votre œuvre, on est frappé par la multiplicité des formes d’expression qu’elle revêt mais également par une sorte de cohérence profonde dans votre façon de faire dialoguer les arts…

B.T. Mon métier premier est celui de verrier, d’artisan qui travaille la lumière. Cette lumière, je l’ai ensuite travaillée sur un plateau de théâtre, dans la chanson, dans mes livres et dans la poésie. Elle est le commun dénominateur de mon œuvre. Il s’agit à chaque fois pour moi de trouver la meilleure façon d’en exprimer la quête : dans un roman, un scénario de film, une chanson… en étant assez audacieux pour se dire « demain, je chante » ou « demain, j’écris du théâtre » sans pour autant avoir fait de grandes études de chants ou suivi des cours pointus de théâtre.

F.V. Comment effectuez-vous ce passage d’une forme d’expression à l’autre ?

B.T. Je fonctionne par périodes consacrées à des projets qui me parlent et me portent. En ce moment, c’est le travail du verre qui me passionne particulièrement. J’œuvre, pour une école de Saint-Gilles, à la mise en lumière d’une pièce qui sera affectée au recueillement. C’est la troisième fois que l’on me confie ce type de tâche dans une école. Dans le cas présent, une chapelle existait mais a été transformée en salle d’escalade en raison de sa hauteur. L’école se retrouve depuis avec une forme de carence en l’absence d’un lieu où les élèves puissent se retrancher et goûter au silence. C’est une entreprise magnifique qui m’oblige à m’interroger sur les élèves, sur la multiplicité de leurs nationalités, de leurs confessions… il faut parvenir à créer un espace qui résonne pour tout le monde. Je travaille pour cela sur de grands vitraux basés sur la « reliance » des éléments : l’eau, le feu, la terre, l’air… Une thématique qui parle d’elle-même, on est dans la recherche de connexion.

F.V. A la lueur de cette lumière que vous avez la chance de côtoyer ou de faire apparaître, quel regard portez-vous sur cette jeunesse dont vous parlez ?

B.T. Mon sentiment est que l’on a créé des leurres pour tous ces jeunes. Ils sont environnés d’écrans et en viennent à perdre la perception première des sens, du rapport au toucher, au voir, au sentir… J’ai avec moi quelques apprentis que j’essaye de rendre sensible à cette vie de la lumière qui nous entoure et je suis sidéré par les lacunes de leur formation concernant des choses parfois très pragmatiques. Au niveau de l’enseignement, je déplore la disparition de matières pourtant très formatrices comme le cours de théâtre par exemple qui englobe à la fois le regard porté sur soi, sur l’autre, la communication… De même, les examens de diction auxquels j’attribue volontiers mon goût d’écrire, né de la mémorisation des Lettres de Mon Moulin. Je reste également convaincu qu’une formation qui laisse plus de place à l’approche de la nature, des matériaux et à un certain travail manuel mène davantage au respect. Avoir planté quelques arbres dans sa vie amène sans nul doute à considérer l’environnement d’une bien meilleure façon !

F.V. Au sujet de l’enseignement, vous arrive-t-il de vous rendre dans des écoles professionnelles en tant qu’artiste et artisan ?

B.T. Je m’y rends le plus souvent en tant qu’auteur mais il m’arrive aussi de le faire en tant que verrier. C’est d’autant plus important que l’enseignement professionnel est chez nous très déconsidéré. Il faut dire haut et fort que la main, elle aussi, peut être intelligente et que l’on pleure pour des mains qui soient intelligentes.

S.H. Vos livres traversent principalement les époques passées, est-ce par goût de l’histoire ou par désintérêt pour une époque présente qui fait moins rêver ?

B.T. En réalité, mes histoires s’inscrivent la plupart du temps dans des époques qui me sont données par la teneur de leur intrigue. C’est le cas du Passeur de lumière qui se déroule au Moyen-âge ou encore de Pitié pour le mal qui relate une histoire réellement vécue en ces lieux à la fin de la guerre. Avec Le Puisatier des abîmes, c’est différent, je me suis trouvé dans le futur parce que je m’interrogeais sur le destin de mes enfants. Je suis parti dans une imagination liée au fait que nous n’aurons pas résolu pour eux le problème du nucléaire, de la pollution… Mais il arrive effectivement qu’il s’agisse d’époques historiques qui m’ont impressionné au cours de mes lectures. Avec Les sept couleurs du vent par exemple, nous sommes à la fin du 16e siècle. J’ai eu envie d’écrire dans le contexte de cette époque terrible, d’une noirceur et d’une intolérance épouvantable. Je me suis demandé ce qu’il restait de ce siècle en dehors de toute sa violence. Il m’est apparu que ce siècle a finalement été sauvé par ces artistes qui ont essayés par leur art de changer les choses ou de rendre la vie acceptable. J’ai imaginé l’histoire de l’un d’entre eux, un facteur d’orgue.

F.V. La culture sauve dans vos livres, vos héros sont souvent des artistes…

B.T. Plus encore que la culture, c’est l’humain qui sauve dans mes livres. Dans Prélude de cristal, mon dernier roman, l’héroïne prend ces distances par rapport à une carrière artistique pour mener une vie au service d’une petite fille qu’elle a recueillie. Je crois que l’art amène le personnage de Lena à une certaine lumière mais si elle est sauvée, c’est plus encore par une démarche de cœur.

S.H. Les artistes de vos romans sont également souvent des êtres blessés par la vie…

B.T. Il est possible selon moi que l’art s’enclenche sur de grands vides. Les artistes ont souvent quelque chose à combler, une forme d’amputation de l’être qui les appelle à créer. Mais ce vide, l’héroïne de Prélude de cristal le comble en vivant de manière simple. Si elle revient ensuite à la musique, c’est parce qu’elle veut laisser un cri indigné et, pour l’expression des sentiments, l’art est un moyen fantastique.

S.H. Ecrire un livre vous prend-il beaucoup de temps ?

B.T. Oui, je le rêve pendant une année ou deux et puis je l’écris pendant au moins un an. Je remets mon écrit continuellement sur le travail jusqu’à ce qu’il me satisfasse. C’est le côté artisan, un livre doit être en résonance comme le sont les couleurs d’un vitrail. Il faut arriver à ce que cela chante, et juste !

F.V. Vous définissez-vous davantage comme artiste ou artisan ?

B.T. Je me présente toujours comme un artisan, je suis un homme qui travaille la matière. C’est le regard extérieur, celui des autres, qui décide si je suis ou non un artiste. Mais les prix que je pratique sont ceux d’un artisan. Je n’ai jamais souhaité appartenir au monde de l’art. C’est un système qui relève du snobisme, d’apparences et de modes… J’étais à la Cambre à l’époque du conceptuel, j’y faisais des vitraux colorés et sympathiques. Mon activité était méprisée d’une façon épouvantable ! J’ai tenu bon et j’ai continué ma route très en dehors des coteries, cheminant et répondant à des projets qui me parlent. J’ai cette chance extraordinaire d’une grande liberté.

F.V. Quel regard portez-vous sur les bibliothèques publiques ?

B.T. Je considère la lecture comme une activité primordiale mais je suis moi-même assez mauvais lecteur, excepté dans le domaine de la poésie. Très sollicité par mes activités, mes lectures sont le plus souvent ciblées. Je fréquente cependant les bibliothèques pour le travail de documentation que je réalise lorsque j’ai un roman en gestation. Lorsqu’une histoire commence à prendre racine dans mon esprit, j’y viens et je lis un livre qui en entraîne un autre et ainsi de suite... Internet permet peut-être des recherches rapides mais je préfère définitivement l’atmosphère des bibliothèques qui restent pétries de silence et de mystère…

S.H. Vous ne vous prétendez pas grand lecteur mais vos personnages sont souvent pétris de références littéraires… Certaines vous habitent-elles particulièrement ?

B.T. En littérature, j’en reviens souvent à des valeurs sûres. Lorsque j’écrivais Le Puisatier des abîmes, je cherchais un mythe de référence, une sorte d’ouvrage réflexif qui ne soit ni un livre sacré, ni un livre de gourou. J’ai repris l’exemplaire de Citadelle de St Exupéry que je tenais de mon père. J’y ai trouvé des passages soulignés par lui, d’autres par mon frère François-Emmanuel. J’en ai souligné moi-même et j’ai trouvé ce livre d’une maturité hallucinante. C’est un testament d’adulte, là où Le Petit Prince peut apparaître comme un testament d’enfance. J’y ai puisé les quarante citations dont j’avais besoin pour mon roman. Il s’agit de réflexions très humaines, nourries des longues heures passées par Saint-Exupéry dans le ciel, au milieu du bruit de ses machines et des étoiles.

F.V. Vous évoquez Le Petit Prince, avez-vous déjà eu le projet d’écrire pour des enfants ?

B.T. J’aime relever sans cesse des défis et si on me proposait un tel projet, j’aurai tendance à dire « oui, pourquoi pas ! » Il m’est déjà arrivé de jouer mes spectacles devant des petits bouts en les adaptant, notamment Les calendes de cristal, douze histoires autour de la lumière, aussi bien celle de la Rosace de Martinrou que celle de personnes exceptionnelles que j’ai rencontrées. Au cours du spectacle, j’en viens à raconter l’histoire de la découverte du cristal tout en taillant une boule de verre. Je la fais ensuite circuler dans le public en disant qu’elle peut être emportée par celui qui a un vœu ou une demande très forte à formuler. La boule part dans le noir et puis ne revient plus. La spontanéité des jeunes enfants est un vrai plaisir !

F.V. On peut conclure que vous-même, quelque part, avez eu la chance d’être l’artisan de votre vie …

B.T. Ma chance, c’est peut-être surtout d’avoir une bonne santé et d’avoir hérité d’une vie vraie et naturelle. Mais ceci étant, je ne fais pas les choses avec désinvolture, il y a beaucoup de travail derrière tout cela. Ce lieu par exemple, la ferme de Martinrou, était une ruine quand je l’ai reprise il y a 35 ans. J’ai passé des milliers d’heures à récupérer les matériaux à gauche et à droite… mon atelier était une laiterie exploitée par mes grands-parents. J’ai dû apprendre sur le tas tous les métiers du bâtiment.

F.V. Une Asbl est ensuite venue se greffer à ce lieu.

B.T. Martinrou est devenu un village, un hameau peuplé de gens sympathiques. L’idée de départ était de rassembler des artisans, pour l’émulation : un potier, un tisserand, un forgeron… Cela a duré un temps à l’époque où tout le monde voulait revenir à l’artisanat. J’ai aussi tout de suite construit un premier théâtre de 100 places qui, en quelques années, est parvenu à saturation. Alors j’en ai construit un second de 260 places. Je l’ai fait sur mon propre pécule car j’ai bien introduit un dossier à la Communauté française mais je n’ai pas eu le courage d’attendre leur réponse pendant cinq ans : j’avais repris ma brouette et monté mon théâtre ! A présent, beaucoup d’ateliers sont donnés ici pour les enfants, les jeunes, les adultes… Il y aussi une programmation théâtrale, nous en sommes à la 32e saison. Nous avons pour cela des subsides dérisoires et chaque année est un peu un miracle, parce que nous avons beaucoup d’abonnés. Les gens qui s’investissent dans la culture sont un peu utopistes sinon ils ne tiendraient pas le coup mais il y a quand même des moments où on se dit « c’est folie ! ». Il faut vraiment être attentif à tous les petits lieux qui ont du mal à s’en sortir. Ils sont importants, comme les bibliothèques, ce sont des endroits de proximité.

Propos recueillis par Françoise Vanesse et Sylvie Hendrickx,
le 11 mai 2012 à la Ferme de Martinrou, Fleurus.

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Coups de cœur parmi les romans de Bernard Tirtiaux

Le Passeur de Lumière, Denoël, 1993
Paru il y a vingt ans, ce premier roman de Bernard Tirtiaux n’a rien perdu de son souffle épique et véritablement enchanteur.
Nivard de Chassepierre, maître verrier comme son créateur, quitte le pays mosan pour se former aux quatre coins d’Europe et jusqu’en Orient. En toile de fond de cette vie tumultueuse un projet grandiose et fou : récolter les formules des couleurs pour construire une cathédrale de verre et de lumière.

Le Puisatier des abîmes, Denoël, 1998
La lumière qui éclate dans ce roman futuriste est celle du feu des chambres magmatique où Alexandre Carvagnac, homme d’idéal, a le projet révolutionnaire et controversé d’enfuir les déchets radioactifs.
A sa disparition, son fils, Antonin se transforme en « orfèvre d’images » pour continuer le combat du père par la contrefaçon d’images d’archives. Un livre très construit sous-tendu par un principe fort de la pensée de Saint Exupéry : la guidance des âmes.

Prélude de Cristal, JC Lattès, 2012
Lena, jeune musicienne en tournée avec l’orchestre philarmonique de Berlin se prend d’un amour improbable et problématique pour Lazare, verrier du Bassin de la Meuse dont le talent est éclatant autant que ses secrets sont lourds. Contrainte de s’en éloigner, Lena conserve l’espoir de retrouvailles. Sur fond de conflit social, le récit d’une destinée qui s’étend de Berlin à New York dans une foule de rencontres et d’aléas. Une profonde poétique de l’humain.